Chaque été, depuis trois ans, et presque à la même date, je fais halte dans cet ancien hôtel de village converti en auberge-restaurant. On dirait un pèlerinage, mais sans aucune espèce de mortification. À peine une heure de route: vacances ou pas, et quelle que soit la saison, l’aller-retour peut se faire au cours de la même soirée, mais je préfère réserver La Gobichonne pour ce moment précis où je mets le cap sur le bas du fleuve. Dès la première fois, la simplicité de l’endroit nous avait conquis, mon amie et moi. Sur ce plan, rien n’a changé: ni la cordialité de l’accueil, ni la fierté des patrons à vous présenter un nouveau produit "du coin", ni la salle à manger avec ses quelques vitraux, ses murs lattés de bois, ses petits tableaux, ses tables sagement mises et ses sièges dont le recouvrement évoque l’Art déco. Cette fois encore, nous mangerons sur la terrasse. Toutefois, nous commençons par prendre l’apéro dans un salon-boudoir attenant aux cuisines. Pour moi, un simple Ricard fera l’affaire, tandis que mon amie se laisse tenter, puis conquérir par un Saint-Laurent, cidre tranquille couleur d’or – dont elle se promet de faire provision en revenant de notre tournée. Les sièges, profonds, nous absorbent; le temps s’écoule lentement; je paresse au point de négliger mon carnet de notes et de n’accorder qu’une attention frivole à la carte que j’ai demandé à voir. Parler, même, est un effort auquel je ne suis pas prêt à consentir. Pas dans l’immédiat. Arrive enfin un moment où j’ai vaguement conscience qu’on se démène avec un peu plus d’entrain dans la cuisine, alors que des clients prennent place dans la salle à manger. Un couple de vacanciers s’installe bientôt sur la terrasse arrière partiellement ombragée par un arbre et par une gloriette de toile. Nous faisons de même et, là, en terrasse, on vous dresse le couvert comme en salle et sur une nappe blanche! Alors, au lieu du menu "petite table" – burger cochon, paupiette de poulet aux herbes, steak frites, saumon et salsa à la mangue, bavette de cheval à l’échalote -, nous optons pour l’autre, celui qui fait s’exclamer ma compagne: "Avocat farci à la salsa de fraises!… Il faut essayer ça!" Elle parle pour elle-même, bien sûr, car j’ai déjà opté pour un croustillant de féta à la méditerranéenne. Pour la suite, il me sera un peu plus difficile de choisir… Mon croustillant est en fait un balluchon de pâte filo entouré d’une sauce aux olives, poivrons et tomates, farci de féta et d’épinards, hérissé de deux antennes de ciboulette. Bon, certes, mais un peu trop… méditerranéen pour moi (goût trop soutenu des olives, que je préfère d’ailleurs déguster seules). Quant à l’avocat (une moitié, pour être précis), il déborde de fraises en morceaux et de poivrons jaunes détaillés en brunoise. Cette entrée très colorée, agréable à l’oeil, surprend la langue et le palais autant que je m’y attendais: une seconde d’étonnement, puis on se met à rire parce qu’on trouve drôle que ce soit bon. On nous amène ensuite le potage, une crème de légumes frais où dominent, pour vous changer du céleri, des saveurs de carottes, de poivrons et sans doute aussi d’estragon. Un granité citron et vodka vient ponctuer, et cela se déguste, béat, à la lueur à peine adoucie d’un soleil ingambe qui va sous peu se coucher au-delà des montagnes de Charlevoix ondulant à l’horizon. Après, nous goûtons enfin au vin blanc que nous avons commandé (Château de la Grave 1999), histoire de nous affûter les papilles. Tout comme l’an passé, j’ai choisi la caille royale; au lieu d’être "sur crêpe d’aubergine", elle est cette fois accommodée aux épices, nappée d’une sauce au Val ambré et répartie en morceaux sur un lit de lentilles du Puy. De l’art en bouche! Ce qui sous-entend une cuisson parfaite du volatile et un judicieux dosage de l’assaisonnement. Pour accepter la bouchée que j’avance jusqu’à elle, mon amie semble se détourner avec un certain effort de sa propre assiette – millefeuille de flétan à la julienne de légumes et sauce au safran. Il s’agit, là aussi, d’une petite réussite, à laquelle je ne m’attarde pourtant pas. Nous mangeons en silence, longtemps, très longtemps. Il fait déjà noir quand arrive notre "sabayon au mousseux de framboises", posé dans une assiette zébrée de crème anglaise et mouchetée de coulis de framboises. Voilà le genre de péché dont on se confesse avec arrogance. Quand enfin mon amie relève la tête, c’est pour la hocher d’un air entendu: "Ta tournée commence bien. Très bien même!"
Restaurant La Gobichonne
51, rue du Manoir Est
Cap-Saint-Ignace (Québec)
Téléphone: (418) 246-5329 et 1 800 757-5329
Menu "petite table": 9,95 à 15,95 $
Table d’hôte: 26 à 34 $