Il était une fois un resto sur le boulevard Saint-Laurent qu’on baptisa Le Bouchon. Il devint instantanément populaire. Des célébrités s’y firent voir. C’était l’incarnation de la France moderne, au menu, sur la carte des vins, dans l’attitude altière du personnel. Et c’était la mode.
D’impitoyables choses eurent lieu. Une récession et un crash boursier n’aidèrent pas. Et tout le monde a quitté l’endroit. Il est resté désert pendant plusieurs années, sa carcasse vide et élégante laissée (presque) à l’abandon. Puis, avec un coup de baguette magique (américaine), on procéda l’été dernier à sa réanimation. Oh! sans grands changements dans le décor – il était déjà bien beau et bien astiqué -, si ce n’est d’un nouveau plancher de bois, de quelques éléments de l’éclairage et du mobilier. Mais on le rebaptisa Savannah, du nom de l’ancienne capitale de la Georgie, un nom qui évoque ces soirées humides et indolentes du Deep South.
Pour le reste, tout est nouveau: le chef, qui a pratiqué chez lui aux States; le menu d’inspiration urbaine américaine, cette nouvelle sorte de cuisine qu’on voit apparaître de plus en plus depuis 15 ans dans les établissements sérieux, qui attirent les clients sérieux. Sérieux en cuisine s’entend. Car la cuisine ici est faite avec beaucoup de soin et de technique. Il s’agit d’une cuisine songée, personnelle, portée par des produits choisis avec un art consommé. C’est donc à une soif de curiosité que vous êtes convié. Si les influences sont variées, françaises, latino-américaines, africaines, on ne perd pas de vue la qualité du matériau de base et le goût. Et si les notes sont parfois légèrement dissonantes – sauces un peu sucrées, associations saugrenues -, elles assument pleinement leur côté primesautier.
La carte propose donc une diversité de plats et de produits qui reflètent bien le métissage du Sud américain, celui de Louisiane (gumbo de poulet, crevettes cajun) et celui des anciens États confédérés (hominy grits, verts de collards, plantain frit). Pourtant, on les interprète avec une certaine exubérance qui dans aucun cas n’a manqué de grâce. Ce qui n’est pas toujours la situation aux USA.
À déguster donc, des quadripôles remplis de chair de canard et de fromage bleu, et servis avec deux sortes de mayonnaise, l’une étant plus relevée que l’autre, et un genre de confiture d’oignons très douce ou une tartelette aux champignons servie avec des oignons caramélisés et du stilton (un choc gustatif énorme, il faut le dire) et quelques gouttes d’une sorte de mélasse. Ça paraît étrange? Ça l’est, même si le chef n’abuse pas du sucré. Tout juste tient-il à nous rappeler que la cuisine du Sud américain en fait grand usage. D’ailleurs, on ne se gêne pas pour napper, lier, caraméliser et aromatiser les sauces de sirop d’érable, de fruits, de mélasse.
En plat, nous avons fait poissons ce soir-là, ce qui limitait l’usage de la douceur dans les sauces et dans les condiments. Car en fait, le sucre et les bêtes marines ne font pas bon ménage. Un filet de vivanneau bien frais, servi avec un simple concassé de tomates titillé d’un peu de piment (il a la main légère, ce chef new-yorkais), présenté sur une purée de pommes de terre parfumée à l’huile de truffes, accompagné d’asperges (californiennes?) et de pleurotes sautés, montre, en dépit d’une appellation un peu amphigourique (qui justifie une triple lecture), des produits nets, et des saveurs qui s’imbriquent plutôt bien. Deux tranches de thon pimpant de fraîcheur, poêlées avec du sésame blanc et du poivre noir, chaque côté sa couleur, servi avec un beignet de haricots épicés, des feuilles de pissenlits sautées avec une touche de douceur pour casser l’amertume, et une variante tiède d’une salsa créole tomatée, méritent bien le qualificatif de cuisine d’empilage. Cependant, tout est à sa place, il n’y a rien de tragiquement superflu. Tout juste une petite boursouflure, bien américaine.
La tarte à la citrouille et aux pacanes, sur un caramel au bourbon, reste dans le ton et l’univers gustatif très particulier de ce coin du monde. Très sucré. Et très très copieux. Ce restaurant, certains en raffoleront, c’est sûr; d’autres seront remués par le cran du chef, mais personne ne restera indifférent. Seulement un peu troublé. Comptez 100 $ pour deux repas qu’on irrigue de crus des pays nouveaux surtout, Californie et Australie, sur une carte correcte, avec les taxes et le service avant le vin.
Bémol: De grosses portions à l’américaine, un service un peu ignorant du menu.
Dièse: Audace, invention, soin, les qualités certaines d’un chef original.
Savannah
4448, boulevard Saint-Laurent
904-0277