Si Brillat-Savarin s’animait chaque fois qu’on inventait un plat et qu’il le comparait à la découverte d’une étoile, c’est qu’il ne vivait pas au début du 21e siècle dans une ville cosmopolite. Pour nous, l’émoi vient de la découverte d’une nouvelle cuisine. Surtout si elle est exquise.
Depuis l’arrivée des habitants des anciennes républiques soviétiques dans notre ville, il s’est constitué une zone (on ne peut pas encore la qualifier de quartier) de commerces slaves autour de la grande entaille Décarie et du chemin Queen-Mary, composée surtout d’épiceries, de vidéoclubs et de restaurants. C’est là que se sont installés les Butskhrikidze (prononcez ça la bouche pleine pour voir!), un couple russo-géorgien. Ils ont accouché d’un petit troquet baptisé Le Georgia où la cuisine de cette république du Caucase est mise à l’honneur à côté de certains plats classiques russo-ukrainiens. De quoi faire bouillir le sang des bolcheviks locaux, qui ont l’émotion facile – pour ne pas dire à fleur de peau. Nous aussi du reste, si l’on en juge par cette première expérience de la cuisine géorgienne, haute en goût et en couleur, et dont les parfums et les assaisonnements sont radicalement différents de ceux de la grande soeur russe. On y trouve davantage de ressemblances avec les autres cuisines du Caucase – la turque, l’arménienne et surtout l’iranienne avec une prédominance de parfums aigres et de légumes plutôt que de viandes. Sans parler des relents de la Méditerranée, tant dans le choix des produits (pomme grenade, figue, aubergine, citron, fromage, et surtout les noix pilées et malaxées à des herbes fraîches) que dans l’esprit avec lequel ils sont traités. En outre, certains plats ont même un goût vaguement indien tant l’usage des herbes et des épices est savant et bien dosé.
Dans un décor qui n’en est pas un et qui évoque quelque gargote de campagne, on vous servira néanmoins avec gentillesse et zèle, surtout si vous démontrez de l’aplomb et de la curiosité. D’un menu écrit à la main (et qu’on aurait tout intérêt à faire corriger tant les fautes d’orthographe sont abondantes), on propose une vingtaine de plats. Heureusement, les fautes culinaires sont inexistantes en ce qui nous concerne. Les soupes sont follement bonnes, un bouillon de boeuf maison dans lequel flottent de maigres dumplings farcis de viande, ou un bortsch comme on en goûte assez rarement, relevé et saturé de chou et de betteraves, riche et suave grâce à l’addition d’une grosse cuillerée de crème aigre. Comme les Grecs, les Géorgiens aiment les légumineuses, qu’ils traitent avec plus de vigueur et plus de piments forts dans un plat qui évoque le chili américain. Mais là s’arrête toute ressemblance; le plat de haricots géorgien est exceptionnel et roboratif, on s’en ferait un repas. Les salades froides et bien vinaigrées sont également succulentes; certaines, comme celle à l’aubergine, sont recouvertes de l’une des célèbres sauces aux noix pilées. Le plat le plus commun est le satsivi, de la dinde servie froide et cuisinée aux noix malaxées à la coriandre et à l’ail – beaucoup d’ail. Pour le contraste, on peut choisir une sorte de feuilleté moelleux au fromage doux, le khachapuri, ou un plat insolite de porc haché cuit à la vapeur dans un beignet dense qu’on nous encourage à ne pas avaler, celui-ci n’étant qu’un réceptacle de cuisson. Il y avait tant d’autres spécialités que nous aurions voulu découvrir mais la taille des portions et, disons-le, la gourmandise auront finalement eu raison de notre faim. Cela ne nous a pas empêchés de goûter à une très honnête interprétation de la tarte au sucre – un clin d’oeil à son pays d’adoption, nous dit le patron – pour terminer ce repas copieux.
Pour une cuisine originale, autour d’une multitude de plats, comptez environ 40 $ tout compris, un peu plus si votre appétit se compare à celui de Raspoutine (et à celui du patron). Sachez aussi qu’en Géorgie, on ne passe pas à table avec une bouteille de Moscovskaya mais avec un verre de vin. Le patron est d’ailleurs impatient d’obtenir le fameux permis, sa cuisine n’étant tout simplement pas la même sans pinard. En attendant, on est réduit au thé noir sucré.
Dièse: cuisine simple et pourtant minutieusement préparée – même les pains sont faits sur place – et, en fin de compte, tout à fait sympathique. Tout ça à des prix tels qu’on dirait qu’ils ont mis la virgule au mauvais endroit: la plupart des plats sont facturés à moins de 5 $.
Bémol: l’ambiance, disons, un peu glauque qu’un éclairage de resto chinois ne contribue pas à atténuer.
Le Georgia
5112, rue Décarie
482-1881