On passe devant la même adresse dix fois, vingt fois, mille fois. On ne voit rien. Uniquement une façade anonyme et silencieuse. On ne voit plus.
Un jour, alors que les yeux ne voient pas même lorsqu’ils regardent, on est accroché par l’odeur délicate de quelques petits champignons sauvages en train de sauter joyeusement dans la poêle. Un frémissement. On s’arrête, surpris. D’une fenêtre entrouverte monte un air connu. Un jeune octogénaire plein d’amour chante:
"Je voudrais du soleil vert,
Des dentelles et des théières,
Des photos de bord de mer,
Dans mon jardin d’hiver."
L’air de rien, on regarde encore en voulant voir à nouveau.
Des rideaux, une jolie devanture, rien de très compliqué. Sur la vitrine est écrit "Aux petits oignons". À l’intérieur, une dame s’affaire lentement. Appliquée, souriante. Une mère qui attend ses enfants au retour de l’école. Elle monte quelques tables avec soin. Une petite bougie dans chaque chandelier, des couverts bien disposés. Dans le fond de la pièce, un homme fait la cuisine, lui aussi appliqué, souriant.
Malgré la pénombre déjà installée, on ne peut pas entrer, il est trop tôt. On reste encore un peu, ne serait-ce que pour s’emplir le coeur de senteurs de gratins et de mélodies, belles et nostalgiques. On flâne dans le quartier. Des gens pressent le pas, mordillés aux oreilles par les premières bises de novembre. Une toute petite fille passe en pleurant, accrochée au bras de son père chargé de bouquets de poireaux. Une voiture aux vitres teintées glisse lentement, toute sa carrosserie vibrante de 50 cent. Derrière les fenêtres des maisons, partout, on voit les cuisines s’animer.
On appelle une amie: "Viens, je crois que j’en tiens un, un tout petit, comme tu les aimes." À 19 heures précises, on pousse la porte. À l’intérieur, tout ce que l’on sentait ou devinait depuis le trottoir, se dessine plus précisément. Une trentaine de places, des tables bien nappées, un décor sage, presque trop. Au fond, une cuisine de maison, rien d’industriel, à peine séparée de la salle par un petit écran qui permet de deviner le chef en train de s’activer. À une table, une dame et sa fille, belle avec son sourcil décoré de petits anneaux d’argent et de pierres de couleur.
On s’installe. On espère que la carte ne sera pas alambiquée. Elle ne l’est pas: deux soupes, cinq entrées, huit plats principaux, cinq desserts. Une carte des vins minimaliste, une vingtaine de choix entre 22 et 38 dollars, dont une demi-douzaine vendue au verre, et des petits vins de producteurs locaux. L’endroit est si charmant et si français dans le sens sympathique du terme que l’on imagine bien des bouteilles marquées au nom du client et des ronds de serviettes posés à côté, sur l’étagère derrière le comptoir.
Deux tables d’hôte, une à 22,50 $, entrée, plat principal, un verre de vin et un café ou une tisane ; une autre à 29,50 $, entrée, entrecôte, fierté du patron, dessert et café. À la carte, entrées et desserts vont de 4,50 $ à 7,50 $; les plats principaux de 16,50 $ à 25 $. On sait qu’on ne se ruinera pas, mais sans savoir encore si ce sera bon. Ce sera très bon. Émouvant.
D’abord il y a cet accueil, si doux; cette sollicitude constante, ces petits soins retenus pour ne pas s’imposer mais toujours là pour prouver qu’on ne vous oublie pas. Toute la soirée, chaque table sera entourée de la même attention touchante. Un pur plaisir à observer. Jusqu’au départ, la soirée aura été un oasis de tranquillité. L’apaisement. L’oubli.
Ensuite il y a la cuisine. Monsieur Jacques la fait avec le souci évident de faire plaisir. Ici, on ne fait pas dans le volume et ne semble importer que le bonheur qu’on a à en donner. Si vous avez l’âme moindrement sensible, la soupe à l’oignon gratinée vous chavirera de bonheur. Davantage, à mon avis, parce qu’elle ramène à une époque très lointaine, avant même que vous ou moi ne soyons là pour en manger. À cette époque où on la concoctait avec des oignons, longuement fondus, tranquillement, sans se presser. Contrairement au citron, l’oignon déteste être pressé.
Monsieur Jacques prépare une entrecôte poêlée qu’il accompagne d’une sauce aux herbes parfaite, légère, pleine de parfums de basilic et d’aneth. La viande est tendre comme quand elle est bien choisie et bien travaillée. Dans l’assiette, le gratin dauphinois disparaît par magie, tant la fourchette se plaît à y plonger voluptueusement.
Les desserts sont consommés davantage pour faire plaisir à la patronne que par conviction. Ils sont là, honnêtes sans déclencher de frénésie. Peut-être est-on trop bien, trop parfaitement détendus, trop comme à la maison quand on était petit et que l’on avait eu droit à notre plat préféré, juste pour nous, et qu’on était repu de se sentir tant aimé.
Dehors, on repart sous la pluie battante. Le soleil intérieur brille encore et toujours résonne le grésillement du confit dans la poêle. La chanson continuera tard dans la soirée. Plusieurs jours plus tard, je m’en souviens encore. C’est mon premier cadeau de Noël pour vous avec l’adresse de ces petits oignons.
"Ta robe à fleurs
Sous la pluie de novembre,
Mes mains qui courent
Je n’en peux plus de l’attendre.
Les années passent,
Qu’il est loin l’âge tendre,
Nul ne peut nous entendre."
Aux petits oignons
4050, rue de Bullion (intersection Duluth) (514) 847-1686
Ouvert tous les soirs dès 17 h 30. Comptez une trentaine de dollars par personne avant boissons, taxes et service. Eaux minérales facturées très raisonnablement.
Amuse-gueule
101 personnalités, 101 recettes
Deux cent trente-deux pages de pur plaisir. Des recettes simples pour la plupart, données par des personnalités qui savent le faire en toute simplicité. Beaucoup d’humour, de la tendresse, de magnifiques photos et un travail impeccable de mise en pages qui décuple le plaisir de la lecture. Vous ne pourrez vous empêcher de le lire le soir sous la couette. Et, comme c’est au profit de la Fondation de l’hôpital Sainte-Justine, vous serez encore plus heureux d’en avoir acheté une copie pour vous et 100 pour les gens que vous aimez. Les Productions Johanne Demers, 2003, 232 pages, 29,95 $