Restos / Bars

Halina Sa Nayon : À Montréal, faisons comme les Philippins

Décidément, on trouve de tout sur le chemin de la Côte-des-Neiges, même un resto philippin sous un resto vietnamien: il faut le faire. De quoi parcourir, dans la lointaine Asie, des distances étourdissantes: il suffit d’emprunter un simple escalier et, comble d’ironie, de se défier de la glace sous la neige. Paradoxe de la vie à Montréal!

Ici, point d’exotisme factice à la sauce nord-américaine. On y vient pour manger, pas pour se tremper dans une atmosphère tropicale de pacotille. On s’attable dans un décor de cafétéria, sous les néons, où le "design" est réduit à sa plus simple expression: du bambou jusqu’à mi-hauteur des murs, quelques ornements, voilà tout. Pour l’ambiance, l’éclairage tamisé, la laque et tout le bataclan, il faudra repasser ou aller ailleurs.

Manger, donc. Et, du même coup, s’initier à une cuisine du monde sous-représentée chez nous et forcément méconnue, sauf peut-être des habitués de l’archipel. Impossible, du reste, de dissocier la cuisine de l’atmosphère de l’établissement: familiale, gaie, décontractée, à la limite de la désorganisation. Des enfants qui courent (appartiennent-ils aux patrons ou à des clients?), des employés (?) aux fonctions floues qui s’interpellent bruyamment d’un bout à l’autre de la salle en surveillant d’un œil distrait la télé qui diffuse un quelconque téléroman en tagalog.

Le menu lui-même déroute: en plus de plats aux sonorités nouvelles, on propose de nombreuses déclinaisons (entrées offertes en une, trois, six ou douze unités, plats proposés en petit et grand format). Des "spéciaux" qui se renouvellent tous les jours, à part quelques incontournables qui sont toujours au rendez-vous, comme le bopis, sorte de ragoût de "poumon de veau" (les Français diraient peut-être de "mou"), au goût d’abats plutôt léger, qui résiste un peu au palais occidental. Sans parler du buffet du dimanche midi, fort couru des Philippins du coin. Il n’y a pas ou plus de ce que vous avez choisi? On vous suggérera autre chose. Ici, les choses se font à la bonne franquette. Jusqu’aux cartes de visite qu’on a découpées à la main dans du papier bleu ordinaire. Le royaume de la débrouillardise.

Une seule chose à faire: courir des risques, ne pas avoir peur de faire étalage de son ignorance et poser des questions, auxquelles on répond, tantôt en français, tantôt en anglais, avec patience et gentillesse. En entrée, de délicieux rouleaux impériaux à la viande, bien craquants, plus petits que ceux dont on a l’habitude; des boulettes de poisson à la texture molle et déconcertante, mais au goût agréable, qu’on trempe dans une sauce extrêmement aillée. De succulentes brochettes de porc (plaisamment appelées "porc en bâton"), loin, là aussi, de celles qui nous sont maintenant familières.

En plat, le karekare, délicieux ragoût de queue de bœuf ou de porc au beurre d’arachide et aux légumes qui fait merveille sur le riz vapeur. Dans la même veine, une sorte de curry à la noix de coco fait à partir de jaquier, mystérieuse préparation qui confronte les papilles à des saveurs inusitées. Le porc adobo, plat emblématique de la cuisine des Philippines, pas trop vinaigré ici, qu’on dévore à belles dents en ronchonnant un peu, fort de ses habitudes et de ses préjugés, à cause de certains morceaux gras. Vous en avez assez des plats de nouilles souvent bâclés qu’on propose désormais à gauche et à droite? Essayez le pansit miki bihon, deux types de nouilles accompagnées de légumes, de viande et de crevettes qu’on arrose de citron. Étonnant.

L’exploration se poursuit même au dessert: ne manquez pas le flan très dense (qui rappelle l’influence espagnole aux Philippines) enroulé de blancs d’œufs ayant un peu la consistance de la guimauve. Les plus aventureux goûteront au "poisson violet", préparation assez peu sucrée qui fait sauter les derniers repères.

Grâce aux petites portions, on peut se permettre de puiser allègrement dans la carte et les spéciaux. À ces prix-là, pourquoi se priver? Il faut voir la mine des cuisiniers, heureux de vous faire partager leur cuisine et de vous voir racler les plats. Un vrai plaisir. Et, vous l’aurez deviné, ça ne coûte vraiment pas cher.

Bémol: énorme portion de riz vapeur (au demeurant délicieux), tout de même facturée à 5 $.

Dièse: de l’authenticité, des découvertes et de l’enthousiasme à revendre.

6254, chemin de la Côte-des-Neiges

(514) 731-7670