La lumière et l’espace. Dans le nouvel empire du grand toqué montréalais, ce qui surprend avant même que n’arrive le premier plat devant vous, c’est cette lumière et cet espace. Magnifiques. Les tables sont réparties de façon à ce que, même lorsque le restaurant est plein, vous puissiez converser avec vos convives sans entendre les propos tenus aux tables voisines. Les bruits de la salle sont amortis par les plafonds stratosphériques et le fond musical est ce qu’il devrait toujours être: un fond et musical. À midi, la salle est baignée d’une telle lumière que même les teints un peu falots des clients de février prennent une belle luminosité. En fait, les volumes de la nouvelle salle à manger de Toqué! évoquent les cathédrales, les gares, les aéroports. Heureuse coïncidence, la cuisine de Normand Laprise, parfois à la limite du mystique, étant souvent une véritable invitation au voyage. Et on voyagera en première classe. Directement vers l’éden.
Quand on voyage beaucoup, on remarque les irritants, même en première classe. Surtout en première classe. Autant les régler tout de suite. Des eaux. On veut des eaux. C’est hyper-tendance, alors profitez-en. Mettez donc une dizaine de sources au menu; ça se fait dans les meilleurs cercles. Et si cette eau doit venir du robinet, ce qui est envisageable à Montréal, elle pourrait au moins être filtrée afin de perdre ce désagréable goût de chlore ou de je ne sais quoi. Encore dans le liquide: peut-on avoir un vrai choix de vins au verre, pas deux ou trois par charité, et dont on peut remettre en question le choix. On paiera, on est prêts. Mais de grâce, ouvrez quelques-unes de ces splendides bouteilles exposées. Ça se fait aussi dans les meilleurs cercles. Et même si ça ne se faisait pas, vous innoveriez; comme vous le faites si bien en cuisine.
Après, tout est affaire de décor. On peut ne pas s’extasier devant les couleurs des murs et des rideaux ou sur la coupe des uniformes un peu Star Trek du personnel. C’est une question de goût et ils sont tous dans la nature.
Côté cuisine, par contre, quel plaisir! On ressort de chez Toqué! avec en mémoire des parfums puissants et des textures magiques. Et ils restent très longtemps après le repas; parfois des années, un peu comme la madeleine de Proust, et évoquent des souvenirs enfouis. Le talent hors de l’ordinaire du chef Normand Laprise et de sa complice Christine Lamarche sont certainement pour quelque chose dans cette agréable persistance.
Parfums d’abord, trois, comme dans la sainte Trinité, et dans l’ordre d’apparition sur la table. Le premier: beurre noisette de l’huître, ananas, jalapeño et estragon de l’amuse-bouche, proposé en ouverture de repas. Ici, note aux lecteurs un peu dans la lune: "Puis-je vous offrir…" ne signifie pas "Puis-je vous offrir…" comme dans cadeau, gratos, pour rien, c’est moi qui invite. C’est une formule de politesse, moins vulgaire que "Pour 4 dollars, vous pouvez…". Le deuxième: jus de grenade et foie gras de la soupe de courge. Le troisième, celui de la truffe utilisée dans le pré-dessert.
Les textures ensuite, trois aussi, pour respecter l’équilibre. D’abord, la douceur incroyable de l’huître Kumamoto, présentée dans un petit verre, et qui semble en état d’apesanteur dans sa mousse à l’estragon. Ensuite, la souplesse du ris de veau, si parfaitement saisi que, sous la fourchette, la légère croûte cède pour laisser apparaître la délicate noix de l’abat. Enfin, cette harmonie soyeuse, presque érotique, de la glace à la truffe du Périgord.
Le chef possède un talent extraordinaire et une très grande maîtrise de tout ce qui entre dans la création et la composition des plats. Et ce, à tous les stades du repas. Qu’il s’agisse d’une simple soupe de courge Butternut, réduction de jus de pomme grenade, poêlée de champignons de saison et copeaux de foie gras qu’il réussit à rendre féerique; d’une volaille, en l’occurrence une pintade, attendrie et enrichie au bouillon au lait et pâte de cacao brut, galette de rabioles fondantes au sucre; ou encore dans ce carpaccio d’ananas, mangue concassée au basilic, sorbet à la fraise et sirop à la vanille, chips d’ananas, si savoureux que c’en est presque douloureux quand on pense aux desserts quelconques dont on devra se contenter à la maison ou dans d’autres commerces aux pâtissiers moins géniaux.
Dans le choix des ingrédients, dans la préparation des plats, dans les cuissons, dans le montage des assiettes et dans les présentations, on sent la recherche, l’à-propos et la méticulosité. À ce degré-là, ça ne peut pas donner autre chose que des résultats époustouflants. On reste souvent babas; on est toujours éblouis.
Monsieur Laprise et madame Lamarche ont également le don de s’entourer de jeunes gens allumés, passionnés et talentueux. La perfection atteinte dans des plats comme les ris de veau au cari, compotée de poivron rouge, oignon cipollini mariné au vinaigre de chardonnay et poêlée de shiitakes ou, en finale voluptueuse d’un repas inoubliable, le gâteau tiède coulant au Manjari, réduction de vin rouge aux épices et petits fruits, ne peut que relever du miracle ou du très haut niveau de perfection atteint par la concertation de plusieurs petits génies.
Tout ce qui est proposé chez Toqué! est préparé avec un impressionnant sérieux. On sent, à l’air parfois un peu trop appliqué des serveurs, qu’on n’est pas ici pour rigoler. Ce qui en soi peut être rigolo si on le prend avec un grain de sel. De Guérande, bien entendu, et en fleur de préférence.
Toqué!
900, place Jean-Paul-Riopelle
Téléphone: (514) 499-2084
Ouvert en soirée du mardi au samedi de 17 h 30 à 22 h 30 et, à midi, du mardi au vendredi de 11 h 30 à 14 h. Une cinquantaine de dollars par personne avant boissons, taxes et service à midi. Le double ou le triple en soirée. Cher? Absolument pas. Quand c’est bon à ce point-là, ça n’a pas de prix.