Montréal, le 18 mars 2004
Chère Madame,
Bien que ne vous connaissant pas personnellement, j’avais pris la liberté de vous écrire pour vous relater mon expérience – très plaisante – en votre bastide de la rue Bernard. Cette chronique avait paru, si je me souviens bien, au mois de mars 2001. Vous étiez à la veille d’avoir votre premier enfant et votre époux venait d’accoucher de son restaurant.
Trois ans plus tard, j’ai cru bon d’aller voir si les cigales chantaient toujours sur La Bastide. Et de vous en faire part. À vous et aux lectrices et lecteurs épicuriens qui, comme moi, apprécient les bonnes choses. Le chef de l’époque n’est plus là, le personnel de salle a changé, autant de raisons de voir comment les choses évoluent. En restauration, comme dans d’autres domaines d’ailleurs, j’aime bien appliquer le vieil adage tibétain "Trust, but verify".
Trois ans plus tard donc, La Bastide reste La Bastide. Malgré tous les changements de cartes, de menus, de cartes des vins, de chef, de serveurs, de serveuses, de terrasse et autres, les choses qui faisaient le charme de l’endroit sont toujours là. Et avant tout la cuisine.
Jean-François Vachon, le chef, possède beaucoup de belles qualités. Bon cœur, bonne tête, bon estomac. Bien sûr, sans doute mal influencé par votre pantagruélique mari, il délire parfois avec des entrées comme son foie gras de canard poêlé, sauce au chocolat Manjari, canneberges confites et pain au cacao, un peu étouffe-chrétien selon moi pour une entrée, mais, en règle générale, il fait preuve d’un bel enthousiasme derrière les fourneaux.
Le soir de notre passage, certains plats flottaient littéralement, portés par une grâce peu commune. Et ce, dès l’amuse-bouche; rien de trop emberlificoté, le ton juste comme pour ces quelques feuilles de jeune cresson déposées sur une délicieuse tranche de canard, le tout assaisonné d’une goutte d’huile de truffes et quelques éclats de zeste de citron.
En entrée, cette poêlée de chanterelles jaunes, par exemple, frisait la perfection. Bouillon crémeux de foie gras très léger et presque moussu – comme la tendance actuelle le veut -, roquette, pour une touche de subtile amertume, longilignes chic de salsifis pour ajouter de l’élégance à l’assiette. Ou encore cette bastide (poétique euphémisme pour "empilade") de tomates confites, chorizo et fromage de chèvre, si savoureuse que l’on voudrait presque que le repas s’arrêtât là. À l’équilibre des volumes s’ajoutait l’harmonie des textures. Et au chapitre de la fraîcheur, la salade mixte, vinaigrette du moment, allégée de quelques pignons permet de constater que, dans ce restaurant, le marché est fait souvent et aux bons endroits.
Suivent des ris de veau impeccables, retirés de la poêle très exactement au moment où se forme cette belle croûte dorée sur le dessus, posés sur un lit de lentilles dynamisées aux cèpes et accompagnés d’une demi-endive parfaitement caramélisée. Toute personne cuisinant avec des cèpes est digne de considération et de respect; en l’occurrence, M. Vachon mérite amplement tous les bons sentiments que la clientèle fidèle de La Bastide développe à son égard.
Et en autre plat principal, une très belle paella, dans sa version bastidoise, fruits de mer d’une grande fraîcheur, fines tranches de chorizo et riz rendu intéressant par cette encre de seiche, aussi distrayante que savoureuse.
Au moment du dessert, on reçoit la confirmation que quelqu’un de sérieux travaille en cuisine. Ah! ce soufflé au chocolat, juste à vous en parler, j’en salive encore une semaine après; le chocolat utilisé avait des notes de réglisse et de miel et juste la pointe d’amertume requise pour redonner de l’énergie au sortir de la table avant d’aller se coucher. Une touche de piment d’Espelette, un petit pot de crème à la fleur d’oranger. Du grand art. Plus légère, la mangue braisée au caramel de thym citronné, parfait au citron et croustillant de crêpes, ne manquait pas non plus d’intérêt, même si le chocolat Jivara utilisé ici affadissait au lieu d’électriser.
La carte des vins est bien conçue, originale et astucieuse. Plus de 80 % d’importations privées, des vins au verre de 6 à 12,50 $ et une très intéressante option de dégustation de vins, rouges ou blancs, trois verres pour une vingtaine de dollars. Quelques eaux aussi pour les amateurs. On apprécie.
Même si l’on est heureux d’y trouver un succulent pain au maïs, on s’attriste que la corbeille de pains contiennent cette petite brioche quasi air-canadienne et l’on regrette les belles tranches croustillantes d’antan.
Question décor, tout est aussi beau et la sensation de bien-être ressentie jadis l’est encore aujourd’hui. Question service, on opère avec efficacité.
Question ambiance, votre époux verbomoteur méridional veille à ce que l’on ne s’ennuie pas. Les dames l’ont trouvé toujours aussi bel homme malgré cet embonpoint persistant. J’ai plutôt constaté avec inquiétude que toutes ces parties de rugby disputées, sur le terrain ou dans son imagination, avec l’équipe des Barbarians ou avec le XV de Saint-Sauveur-la-Vallée en 8e division, avaient fini par le rattraper. En d’autres termes, il a beaucoup vieilli. Ça remonte sa cote auprès de la clientèle mâle qui paraît mieux, grâce à ce déclin. Quel homme délicat.
Avec mes plus respectueuses salutations,
Jean-Philippe Tastet
La Bastide
151, rue Bernard Ouest
(514) 271-4934