Titre étrange pour personnage insolite. Ce restaurateur-là est une sorte de doux illuminé, un passionné de la poêle, un mystique du champignon. Et quelle foi! Celle qui, en plus de transporter les montagnes et de faire pousser les chanterelles, amène les clients connaisseurs à se taper des kilomètres pour le bonheur de s’asseoir à la table de M. Tourigny.
Entre Magog et Georgeville, perdue au fond des bois, la Table Tourigny a la tête dans Owl’s Head, la montagne voisine, et les pieds sur les rives du lac Memphrémagog. La maison ne paie pas de mine et la première fois que l’on s’y arrête, on doute un peu. Après, c’est une autre histoire et tout le voyage à table se fait le sourire aux lèvres.
Si certains établissements misent sur le paraître, on est ici à des années-lumière de cette tendance. Le décor est rural, dépouillé avec l’élégance de la modestie. Le service est accompli avec cette application qui rend une maison sympathique et lui donne la chaleur nécessaire pour que l’on s’y sente vraiment bien. Le propriétaire a le bon goût de laisser ses clients apporter leur vin. Pour faire honneur à son talent, on devra choisir l’une de ces bouteilles que l’on tient cachées dans l’attente de jours heureux. Une visite ici s’inscrit dans la liste des très heureux.
Les festivités commencent par une mise en bouche annonciatrice de grands moments. Ce soir-là, un trio d’escargots du Poitou à la crème d’ail doux, un millefeuille au tartare de truite avec une touche de beurre de miel, deux ou trois fines tranches de magret de canard fumé, macéré à l’huile de truffe. Tenez, c’est bien simple, juste à vous en parler, j’en ai les larmes aux yeux. Est-ce bon? Oh non, beaucoup mieux que ça: simple, dépouillé, artistique au sens noble du terme, riche et aérien. Et d’un érotisme torride. Nous n’en sommes qu’aux préliminaires et, déjà, je me sens flotter au-dessus du lac.
Suit un velouté de champignons comme on en préparerait chez un trois étoiles Michelin, si ce dernier avait le temps de sélectionner les meilleurs candidats (je parle ici des champignons, bien entendu), mousseron, bolet, cèpe, corne d’abondance, girolle; si, comme le chef local le fait, on le concoctait dans un hallucinant fond de canard dont sont fiers tous les palmipèdes de la région; si l’on y ajoutait enfin en quantités parfaites cumin et marjolaine. Ma compagne de ce soir-là, à qui j’avais imposé une visite dans un méchant boui-boui académique de Laval quelque temps avant, en avait, elle aussi, les sens retournés. Son époux, laissé à la maison, pardonnera ces extases innocentes et purement culinaires.
Par respect pour le chef qui y met sans doute beaucoup de cœur, je vous dirai peu de mal du foie gras poêlé; trop sucré, trop chocolaté, trop allumeur pour moi. Le plat pèche par excès d’enthousiasme et manque de cette subtilité qui caractérise le reste du menu. On ne peut pas toujours plaire à tout le monde.
Par contre, je ne tarirai pas d’éloges sur le magret de canard au vinaigre de framboise et échalote. Des senteurs d’érable à peine esquissées, une touche de tamarin, à peine pour créer ce vertige éprouvé devant de grands plats, une ou deux volutes de truffe, une touche de beurre, un demi-dé de vinaigre de framboise. La viande était poêlée à la perfection, souple, ferme. Le silence régnait à la table comme au moment de la communion ou devant un lever de soleil pris par surprise au détour d’un sentier de montagne.
Quelques fromages, tombés d’entre les nuages, accompagnés d’un peu de pain. Et un dessert. Mais quel dessert! Une poire rôtie à la badiane, portant jupette de caramel et petit bustier de glace à la vanille. Pudiquement recouverte d’une tuile, elle embrasait pourtant l’imagination par des vapeurs de marc de Bourgogne, de réglisse et de chocolat. Rendus à ce stade, on quitte la maison de M. Tourigny dans une lévitation irrésistible, fond de Bach, messe en si mineur dans les oreilles et cathartique Riopelle au fond des yeux.
M. Tourigny pratique la cuisine comme le dalaï-lama, la diplomatie. Tout en subtilité, en sourires et en concentration. Je n’ai pas vérifié, mais je suis certain que, contrairement à ce dernier, le bon chef ne condamne aucunement l’homosexualité. La seule chose à laquelle il vous condamne est de vous demander comment vous avez pu vivre jusqu’à ce jour sans vous asseoir à sa table. Qui ne paie peut-être pas de mine, mais qui offre une cuisine riche sans lourdeur, puissante, pleine des trésors cueillis dans les forêts autour de la maison.
Tisane, café ou autres décoctions serviront à vous ramener sur terre pour reprendre la route. Je vous suggère une petite visite à Memphré, le gentil monstre du lac, ne serait-ce que pour vous faire confirmer par lui que toutes les choses qui vous ont été servies ce soir-là le sont aussi à la table du Bon Dieu.
La Table Tourigny
4288, chemin Georgeville
Canton de Stanstead
(Sortie 118 sur l’autoroute 10 en direction Est. Prendre la 247 Sud. Mettez le compteur à 0 devant le Mac Machin, jolie symbolique involontaire, 14 kilomètres plus loin, vous êtes arrivés. Détachez vos ceintures. Attachez vos ailes d’anges.)
(819) 868-2894
Ouvert du mardi au dimanche de 19 h jusqu’à épuisement des troupes. Trois prix: 40, 52 et 70 dollars pour trois ou cinq services magnifiques; on peut également choisir diverses combinaisons qui seront facturées selon la formule retenue. Dans tous les cas, apportez un très grand cru. Tant la qualité des mets servis que la passion du maître des lieux l’exigent.