"Cocagne Bistro orgueilleux". Cocagne, passe encore puisque ça fait référence à une table généreuse, débordante et richement pourvue, mais bistro orgueilleux, quelle drôle d’idée. Même le dictionnaire donne en premier sens: "Estime excessive de sa propre valeur". "Sentiment de fierté légitime" ne vient qu’en deuxième. Installé devant le restaurant, en attendant ma compagne de table, je rigolais en entendant les commentaires des passants; très majoritairement premier sens. Le clochard qui faisait la manche un peu plus loin – sentant une communion dans notre attente, lui d’une obole, moi de ma commensale – me lança: "Toutes pareilles, tout le temps en retard." "C’est pour augmenter notre plaisir de les voir", répondis-je. Une demi-heure plus tard, je lui glissais finalement un petit deux pour le remercier de sa compagnie et de son soutien moral.
Cocagne est tout, sauf orgueilleux au mauvais sens du terme. Plutôt modeste en fait, sans fausse modestie, seulement la vraie, celle des gens qui, faisant très bien leur travail, n’ont pas besoin de faire les paons. Il règne dans ce joli bistro une certaine sérénité, un calme reposant. Le décor, très belle réalisation de Jean-Pierre Viau – sorte de gourou architectural pour les restos cool de notre belle ville -, réussit à donner une certaine chaleur à cet endroit qui en manquait cruellement. Le service y contribue aussi sans aucun doute. Attentionné, fait selon les normes et bien au-delà, sourire et prévenance en plus.
Quant à la cuisine d’Alexandre Loiseau – ex-Saint-Augustin, ex-La Bastide, ex-Toqué! -, elle a tout ce qu’il faut pour que le client éprouve un "sentiment de fierté légitime". Ne serait-ce que parce qu’il aura choisi de venir souper ici plutôt qu’ailleurs. Loiseau a un tel talent qu’à peu près tout ce qu’il touche se transforme en plats jouissifs. Le jour où vous verrez la "Noix de ragondin aux airelles et sa ronde de girolles" dans un menu gagnant de grands prix culinaires, ce sera lui qui l’aura inventée.
En cuisine, j’aime tout. Ou presque. En fait, il y a un seul truc que je déteste cordialement, ce sont les poireaux vinaigrette. Aucune idée pourquoi, sans doute ai-je été poireau dans une vie antérieure ou l’ai-je trop fait à l’adolescence. En tout cas, ma compagne prit les poireaux en vinaigrette, gratinés au fromage de brebis. Je restais très digne et dissimulais sous un sourire velouté le spasme de mon estomac. Sans le savoir, elle me fit connaître des émotions fortes ce soir-là; à mon âge, on prend toutes les montagnes russes avec joie. Je dois par contre la remercier d’avoir vidé son assiette assez rapidement. "Était-ce bon?" m’enquérai-je hypocritement. "Tendre, moelleux, goûteux, plein de saveurs mariées avec goût, un vrai plaisir!" Je vous transmets le tout, vous en ferez bon usage, j’en suis sûr.
Par goût du sacrifice, et uniquement pour vous, sachant combien vous êtes gourmands, je sautai dans les abats. Loiseau et sa brigade maîtrisent le poêlé au-delà du raisonnable. Tant le foie gras, accompagné d’une ravissante salade de lentilles et d’un élégant jus de betterave, que les ris de veau mi-fumés et leur jus de veau vinaigre témoignaient de cet état de chose. À la fois croustillants et tendres, ils avaient ce goût si particulier des mets délicats et hypersensibles qui deviennent des chefs-d’œuvre seulement s’ils ont été traités avec maestria. Ils le sont chez Cocagne, je vous l’assure.
Le foie de veau de lait, artichauts rôtis, sauce au verjus, pris par ma bourreaute aux poireaux, avait, lui aussi, les qualités d’un plat préparé avec art. Peut-être les portions étaient-elles un peu épaisses, au risque de ne pas donner la cuisson voulue par le client. Ce qui ne fut pas le cas. Quelqu’un, quelque part, dans cette cuisine fait preuve d’une scrupuleuse vigilance.
Au moment du dessert, on a le goût de courir à la cuisine embrasser le pâtissier; en souhaitant ardemment qu’il s’agisse d’une pâtissière, belle, rondelette, accorte, sans moustache et aimant les débordements de clients démonstratifs. Deux moments de bonheur sans ombre aucune: ananas poêlé au caramel à la badiane, glace au gingembre et tuile de cacao, et gratin de chocolat au lait, suprêmes de pamplemousse. Tout est là, fougue et retenue, braise dans les yeux et glaçon dans le cou. Du vrai grand art, équilibre absolument parfait dans le dosage des coups de fouet et des caresses voluptueuses du sucré, du chocolaté et du tonus de l’acidulé conduisant à un moment d’élévation de l’esprit. Le corps, ma foi, on fait ce qu’on peut. Le Chambolle dissout les graisses à la perfection. Et puis, vous ferez tellement plaisir à vos compagnons de table.
"Cocagne Bistro orgueilleux". Ça sent le "concept" publicitaire. Je veux dire le mauvais concept publicitaire. Si, si, je vous assure qu’il y en a. Un peu comme celui qui présente les jeunes gars québécois comme une bande d’attardés; alors que nous avons l’un des plus hauts taux de suicide chez les jeunes mâles sur toute la planète, ça en dit long sur l’intelligence et le sens des responsabilités de certains clients et de certains publicitaires. Juste parce que ça m’a permis de vous en parler, je rajoute deux points sur la grille d’évaluation de Cocagne. Qui en a déjà beaucoup et qui en recevra de nombreux autres, dès que vous aurez découvert l’endroit.
Cocagne
3842, rue Saint-Denis
(514) 286-0700
Ouvert sept soirs sur sept. Une cinquantaine de dollars par personne avant boissons, taxes et service. Quand Loiseau sera devenu une star internationale, vous me remercierez de vous avoir envoyé chez lui pour aussi peu. Prenez un petit clafoutis aux abricots, glace au thym à ma santé, ça me suffira.