Mais nous voici aujourd’hui plongés en plein réalisme. Mon amie sourit et complète: "… merveilleux". De l’extérieur, il passerait presque inaperçu. Ni clinquant ni enseigne tapageuse ne signalent l’existence de ce restaurant. À l’intérieur, un premier coup d’œil vous résume son décor à nul autre pareil: des troncs de tremble plantés dans de grands bacs noirs qui se suivent à intervalles. On dirait des grappes d’énormes flèches épointées. Elles visent le plafond où tout ce qui aurait pu gêner la vue se fond ou disparaît dans le noir. Après, bien après, une fois qu’on a pris place, la magie des lieux opère en douce et l’on se dit que cet endroit aurait toujours dû exister. Sur la gauche, derrière un vaste pan de verre, un cellier gigantesque couvre le mur. Puis, c’est le comptoir bas délimitant le bar, l’amorce d’un escalier qui conduit à la mezzanine, l’échappée vers les cuisines… L’architecte Pierre Bouvier s’est amusé avec les angles et les surfaces, les matières transparentes ou opaques, les couleurs – le rouge, le noir, le blanc, le vert clair ou sombre… Malgré la faim, on a presque oublié qu’on est venus ici pour manger. L’établissement n’a que deux mois; on le croirait rodé depuis bien plus longtemps. Mon amie choisit en apéro un Macvin du Jura (Alain Rabet, d’importation privée) que lui conseille le sommelier. Pour ce midi, du moins, je me contenterais d’eau; j’opte néanmoins pour une bière de La Barberie, histoire de ne pas saliver à vide quand l’œil s’égare sur la carte et se régale. Il y a le menu du jour, que j’ai relu trois fois. Il y a également, à droite, le "Travail autour de l’asperge", sorte de thématique dont l’ingrédient premier varie chaque mois. Une autre, encore plus originale, a pour nom "La recherche de l’accord": le chef conçoit des plats en fonction des boissons choisies d’abord par le sommelier. Tel l’agneau du Québec rôti au foin qui a vu le jour pour un Baux-de-Provence (Domaine Hauvette, 1999). Omble, bar, canard ou pintade, ris de veau, pétoncles rôtis, crevettes en tempura, etc. figurent parmi les mets disponibles à la carte. Finirons-nous par nous décider? Pour le vivaneau poêlé (fenouil et rhubarbe à la fleur de sel) ou pour le foie de veau en croûte d’amandes torréfiées (blinis de céleri et livèche, crème sure assaisonnée)? Nos vœux formulés, le service ne traîne pas. Le premier service m’apporte un bouillon de volaille clair; une huile fine y fait de gros yeux. Au milieu: une duxelle de pancetta et de poire au sel rassemblée en îlot et prompte à se défaire à la moindre offensive. Ses saveurs se mêlent alors au bouillon – et de façon si aléatoire qu’elles semblent se renouveler à chaque cuillerée. Tout bonnement exquis! "Moi aussi", soupire ma compagne. Elle parle évidemment de ce qu’elle a commencé à déguster sans un mot jusqu’ici: des rattes (délicieuses pommes de terre à chair jaune) confites à la graisse de canard, du pâté de foie maison, un mesclun délicat et des touches de vinaigre balsamique ponctuant la grande assiette où je picore à mon tour d’une fourchette fébrile. Petits plaisirs qui vous consolent des jours de grisaille! Une gorgée de vin blanc (Domaine du Vissoux), et mon amie se dit prête pour la suite. Celle-ci s’amène un peu plus tard, aussi joliment présentée que ce qui a précédé. Il s’agit, cette fois, d’un filet de tilapia au goût franc – "ni trop cuit ni sushi", apprécie à haute voix ma compagne. Surmonté d’une duxelle de céleri, courgette et homard (discrètement mouillée d’huile de hareng), il s’accompagne de bok choy, d’asperges, de céleri et de mange-tout. Les papilles exultent. "Pour un midi! Imagine!" Mon amie n’en croit pas ses sens. À ce point perplexe, elle se lance avec fougue à la poursuite de la vérité. Quelle croisade! Quand il ne subsiste plus dans son assiette qu’un souvenir de sauce, elle s’arme d’une bouchée de pain pour éponger jusqu’aux dernières traces d’incrédulité. Enfin convaincue qu’elle n’a pas rêvé?… Que non! Nous ne sommes pas sortis de table qu’elle parle déjà de revenir. Pour ma part, je viens de repousser mon assiette pas tout à fait vide. Deux imposantes tranches de magret de canard ont eu raison de ma faim. Disons deux tranches et demie… ou un peu plus. Il y en avait quatre. Belles, tendres, rosées au centre – avec un pourtour brun qui en a parfaitement scellé les sucs. À dire vrai, j’ai aussi fait un joyeux sort au ragoût de cocos (haricots nains) aux carottes, ainsi qu’aux larges tranches d’oignons panées et frites. Je n’ai pas non plus épargné le feuilleté croustillant qui se trouvait là, orgueilleusement gonflé d’une farce goûteuse au possible (que je n’ai pas réussi à identifier). Et la sauce aussi, brune, tellement serrée, presque saturée de goût! Bon, une dernière bouchée. Là, il ne reste plus qu’une tranche de magret abandonnée. Mon amie la délivre illico de sa solitude. Quelques instants plus tard, je lui viens en aide à mon tour, ne pouvant la laisser sans défense devant ce dessert des grands jours: sorbet à la mangue, panacotta, poire confite, choco-riz et trempette de pain d’épices incrustée d’arachides. Même pas le temps de se demander si c’est pour photographier ou pour manger.
Restaurant L’Utopie
2261/2, rue Saint-Joseph Est
Québec (Québec)
Téléphone: (418) 523-7878
Menu du jour: 14 à 18 $
Table d’hôte: 55 $
Menu de dégustation (vins inclus): 92 $
Dîner pour deux (incluant taxes et boissons): 57,51 $