Nos verres pétillent de Charles Heidsieck brut (mis en cave en 1996). Nous les avons levés, sans trinquer, à tout ce que l’on peut se souhaiter au début d’un repas qui s’annonce princier. Nous anticipons, bien sûr. C’est la faute à une foule de souvenirs qui rappliquent en trombe, évocation nostalgique d’un souper "foie gras et porto" qui nous avait laissés pantois. Personnel en tenue d’époque, imposantes colonnes fusant vers le plafond haut, boiseries abondantes, sièges confortables, hauts dossiers, rose épanouie à chaque table… Rien ne semble avoir changé en ce qui concerne le décor et l’ambiance stylée des lieux. Ce soir, les touristes, nombreux, ont pour la plupart investi l’aile vitrée qui donne vue sur la terrasse Dufferin. Disséminés dans la salle à manger principale, les autres se montrent moins loquaces. Non loin de nous, certains en sont aux digestifs et discutent avec le maître d’hôtel des mérites comparés des portos et autres spiritueux. À notre table, les serveurs se sont relayés – qui pour nous expliquer les "formules" de la carte, qui pour nous apporter le pain et le beurre, qui encore pour l’eau qu’on a ici la délicatesse de vous servir fraîche, mais non glacée. Farniente ou béatitude, pour un peu nous leur aurions demandé de choisir pour nous parmi les différents menus: la bouchée de perdrix au chou de Savoie, le filet de bar du Chili, la rosette de saumon fumé, le carré d’agneau à la moutarde de Meaux et herbes fraîches du Québec… Mais nous avons préféré satisfaire ce que j’appelle la gourmandise de l’œil, explorer par nous-mêmes plusieurs avenues, du cocktail de homard à la couronne de gambas, en nous attardant plus que de raison aux pétoncles poêlés, noisettes de caribou du Nunavut, suprême de pintade et spätzel de tomates séchées à la crème. La "mise en bouche" arrive à temps, nous allions défaillir: tartare de saumon pour mon amie et, pour moi, un pleurote délicat assorti d’asperges naines. Peu de temps après s’amène un potage de carottes velouté à la crème fraîche, discrètement relevé de gingembre caramélisé et de jalapeños. Mon amie salue son arrivée d’une bonne gorgée de pinot gris (Pfaffenheim 2002). J’ai droit, pour ma part, à du râble de lapin mariné entouré de langoustines poêlées et de kalamatas, tout cela dans une sauce au romarin qui harmonise les contrastes de saveurs et de textures. De loin en loin, un morceau d’olive provoque en bouche un… léger émoi – comme on ne dit plus -, vite apaisé par la bouchée suivante. Je m’en tiens toujours au Heidsieck et tout va pour le mieux – le cœur en fête et tout l’être rajeuni. Nous atteignons ensuite une sorte de palier en nous "refaisant" les papilles avec un sorbet à base de lime, de citron, d’orange et de champagne – sans aucune acidité et sans excès de sucre. Du bien-être à la petite cuiller. Et c’est toujours selon un tempo bien réglé qu’on nous amène ensuite nos plats de résistance. Magnifique assiette que la mienne! On dirait une gondole toute blanche, un peu pansue, avec à son bord un beau carré de cerf sympa auquel je ne tarde pas à prouver mon affection. La sauce est brune, bien foncée, bien serrée, avec une pointe d’acidité qui, à chaque bouchée, s’évanouit presque instantanément. De quoi entretenir jusqu’à la fin un suspense qui vous fait glousser de plaisir. La viande est dense, quoique tendre, rosée au centre, gorgée d’un suc dont le goût relaye progressivement celui de la ratatouille au porto servie en accompagnement. Ma compagne et moi, nous parlons peu – sauf pour échanger les commentaires hâtifs qui se bousculent sur nos lèvres. Passée de l’Alsace au Portugal, elle se délecte à présent d’un rouge du Douro (Villa Reggia 2000), compagnon de route agréable et discret d’un plat présenté en termes de "caille en folie, aiguillettes d’autruche et glace de volaille au fumet d’huile de truffes blanches". Le parfait équilibre de la sauce blanche nous confond l’un et l’autre d’admiration. Même l’arôme des truffes se révèle en sourdine, pourrait-on dire, comme pour mettre en valeur la délicatesse de ces chairs différentes. C’en est trop, mais il me reste encore le fromage. Par chance, on ne m’amène qu’une petite tranche de riopelle et une tout aussi petite tranche de brioche. Puis, au lieu du strudel aux poires, mon amie me suggère des crêpes Suzette. "Ça fait longtemps que je n’en ai pas mangé…" Après tout, c’était récemment son anniversaire. Je dis oui – et le regrette un peu plus tard en raison d’un excès de Grand Marnier et de jus de citron qui met littéralement nos palais en déroute. "Des bémols, hein!" commente mon amie. Certes. Mais une symphonie ne s’écroule pas pour autant.
Le Champlain
Fairmont Le Château Frontenac
1, rue des Carrières
Québec (Québec)
Téléphone: (418) 692-3861
Menus "Découverte": 79 $ et 149 $
Menu "Inspiration du moment": 59 $
"Au guéridon": à partir de 35 $
Souper pour deux (incluant boissons et taxes): 232,37 $