Tehran est beaucoup plus qu’un restaurant. Ou beaucoup moins, c’est selon. Plus parce qu’on en ressort toujours rassasié, ce qui est loin d’être le cas partout. Moins, car certains de mes amis, la ligue des joyeux bouchons pour qui un repas ne saurait en être un s’il n’est accompagné d’une bonne bouteille, s’entêtent à ne pas m’accompagner mes soirs de pèlerinage ici. Ça m’est égal, j’y vais seul. Depuis presque 15 ans. Et le pire, c’est que je mange presque toujours la même chose, le chef proposant une quinzaine de choix tout au plus. C’est vous dire si c’est bon.
Un peu perdu dans l’ouest de la ville, près de la station de métro Vendôme, Tehran continue de servir cette cuisine iranienne si simple qu’elle en est belle, dans son seul dénuement. À la base de tous les plats, le riz. Blanc, parfumé comme s’il venait d’être cueilli dans une des rizières des montagnes au sud de la mer Caspienne. Léger, aérien, plein de mystères. Chaque fois, ça marche. Le plat arrive, on ferme les yeux et on entend le murmure des magnifiques parcs de Chiraz, le souffle du vent du désert dans les portes de la mosquée bleue d’Ispahan; sans aucun effort, on voit les grandes avenues bordées d’arbres qui descendent du nord de Téhéran et cette lumière des petits matins qui baigne les villes d’Orient. Magique. Juste du riz, rien d’autre.
Bien sûr, pour la cuisine comme pour le reste, il ne faut jamais se fier à la première impression que laissent les Iraniens. Derrière l’apparent dépouillement de ces plats trônent des trésors de raffinement culinaire. C’est comme chez le marchand de tapis au bazar de Téhéran. Vous entrez dans une minuscule échoppe, un peu sombre, un peu délabrée. On parle, on prend un thé brûlant en laissant fondre le cube de sucre dans la bouche. On parle de tout, de rien, du temps qui passe, de la guerre souvent aux portes, parfois de la paix pour faire diversion. Après une attente, qui semble interminable à un Occidental moyen, le vieux marchand qui sait ce que vous êtes venu chercher sans que vous ne le lui ayez dit, range les objets du fond de la boutique – narguilés, poteries, bimbeloterie et autres sceptres d’Ottokar – pour ouvrir une petite porte cachée derrière une vieille tenture poussiéreuse. Et là, soudain, vous vous retrouvez dans une salle de la taille d’un hangar d’avion, face à des montagnes de tapis persans, à perte de vue, sur lesquelles semblent vous attendre des adolescents d’une autre planète que celle où vivent les nôtres.
La cuisine de la famille Sedeghi ressemble à ça. Surprise des grands plats qui se cachent derrière d’autres plus petits. Simplicité des assiettes de viandes grillées accompagnées de ce riz magique et qui dévoilent à mesure qu’on les mange des kilomètres de surprises, des paysages d’oasis surgis de nulle part.
M. Sedeghi père avait ouvert son minuscule restaurant il y a une quinzaine d’années, alors que ce coin de Montréal brillait par son statut de no man’s land, solitude entre les deux solitudes. C’était un peu délabré et vraiment pas aux normes de notre beau grand pays. Quand je voulais tester une amitié naissante, je venais là. Plusieurs passions torrides ont également péri dans l’ancienne maison. Choc culturel trop violent, je suppose, dans ce vieux restaurant du rez-de-chaussée, délabré et très oriental.
Depuis 15 ans, chaque année, M. Sedeghi a refait quelque chose. Aujourd’hui, le bâtiment est quasiment neuf, extérieur de belles pierres et grandes fenêtres isolées, intérieur au mobilier moderno-persan. Les Iraniens sont aussi un peu originaux; ainsi, le patron a commencé par le jardin. Ça faisait donc deux ou trois ans que l’on mangeait dans le vieux décor alors que sous les fenêtres les fleurs étaient splendides, que les arbres avaient commencé à donner de l’ombre, et que grilles et lampadaires rutilaient.
Le nouveau Tehran a ouvert en haut la semaine dernière. C’est grand, propre, bien éclairé, les toilettes vous vaudront les louanges de madame votre mère et de ses deux sœurs en visite à Montréal, que vous aurez amenées ici pour un bain d’exotisme un dimanche soir. La magnifique musique iranienne est omniprésente, pleurs et lamentations des setars et des santours, rires des neys et galopades des zarbs. Les familles viennent nombreuses, femmes voilées de noir et papas à l’œil de charbon, aussi désarmés devant leurs petits que tous les pères du monde. En Iran, les enfants sont presque élevés au rang de tyrans consentis et adulés. Si vous voulez tester le tout, venez un soir avec vos propres rejetons et constatez par vous-même.
La seule chose que M. Sedeghi n’a pas changé, c’est sa cuisine. Dieu soit louée, où qu’elle soit! Des assiettes gigantesques, des brochettes de filet mignon, des brochettes de viande hachée marinée dans de mystérieux mélanges d’épices, des morceaux de poulet grillés et taillés pour nourrir un ogre. Des montagnes de riz, cuit à la vapeur, roulant sous la fourchette. Saupoudré de sumac, épice rouge un peu acidulée, il est plein d’odeurs de safran et de curcuma, tendre, irrésistible.
Il n’y a pas vraiment de menu. La carte expose des photos de chaque plat, une douzaine. Ça m’évite, en l’occurrence, de devoir vous décrire le détail, exercice fastidieux qui souvent doit vous couper l’appétit. Ce dont je suis sincèrement désolé. Du mardi au dimanche, en plus des plats photographiés sur le menu, le chef propose un des plats les plus populaires de la cuisine iranienne. Veau, poulet ou bœuf sont ainsi traités avec des égards inconnus chez nous. D’autres particularités? Pas d’alcool, mais du thé à volonté. Pas de dessert non plus, mais un appétit normal sera rassasié avant d’y arriver.
À midi, les chauffeurs de taxi iraniens viennent revivre les midis endiablés des tchelo-kababis – ces restaurants servant le tchelo-kabab (brochette et riz), plat national iranien – de Téhéran, Machhad ou Tabriz. Le soir et les fins de semaine, ambiance plus familiale. En tout temps, voyage dans la cuisine de ce royaume fondé 600 ans avant Jésus-Christ; ça donne autre chose que des hamburgers ou des hot dogs.
Tehran
5065, boulevard de Maisonneuve Ouest
(514) 488-0400.
Ouvert du mardi au dimanche de midi à 22 h.
Une trentaine de dollars suffira à gaver deux personnes.