"Assommoir n.m. Vx. Débit de boissons de dernière catégorie."
Le Petit Larousse, édition 2003, page 92.
On ne pourra pas dire que les personnes qui ont ouvert cet établissement manquent de sincérité. Si elles avaient appelé l’endroit "Chez Neuneu, le forgeron" ou "Au bon saint Bernard", on aurait pu crier à l’imposture. Or là, avec "L’Assommoir", pas de fausse représentation. On devrait savoir dès le départ à quoi s’en tenir.
Avant de me lancer dans l’assommante tâche de vous relater mes passages ici et de vous donner mon opinion sur la chose, un dernier détail pour la route, qui sera longue et cahoteuse aujourd’hui: j’adore les restaurants, les petits, les grands, les classiques, les révolutionnaires, les vieux, les nouveaux et ceux de toutes les origines. J’aime les cuisines et leur ambiance survoltée à l’heure du feu, leur organisation quasi militaire même chez les plus rebelles. J’aime les cuisiniers concentrés, semblant coupés de ce monde tant ils sont dans ce qu’ils font. J’aime ces ambiances créées par des gens de talent qui, par mille voies différentes, réussissent à mettre le client dans un réel état de bien-être avant même qu’il ait commencé à manger. J’aime enfin sentir, voir et finalement constater que les gens en salle et en coulisses travaillent vraiment pour offrir à leurs clients une expérience qui non seulement restera dans leurs bons souvenirs, mais leur donnera envie de revenir et de ramener des amis avec qui partager.
Comme pour les médailles, il y a deux côtés à mon métier, pas toujours aussi divertissant et agréable que l’on pense. Il y a certaines choses que je n’aime pas, ou que je déteste. Pas parce qu’elles ne correspondent pas à mes goûts personnels; simplement parce qu’elles ne respectent pas les normes habituelles de la profession ou qu’elles témoignent de fumisterie envers le client.
Venus à L’Assommoir en exploration un petit lundi soir tranquille, nous nous sommes trouvés plongés dans une espèce d’ambiance tumultueuse de boîte de nuit avec des employés qui, et à l’accueil et au service, ont dû me confondre avec un de leurs amis intimes. J’ai beau être jeune d’esprit et plutôt décoincé, au restaurant, j’aime bien un minimum de retenue avant les festivités et, en tant que client, je crois qu’il me revient d’amorcer les préliminaires, si besoin est.
La carte de L’Assommoir est si longue, touffue, compliquée et inutilement encombrée – cela s’applique également au fouillis de la carte des boissons – qu’on se demande bien comment avec une si petite cuisine quelqu’un peut envisager fournir tant de plats qui partent dans tant de directions. Un rien prétentieuse aussi dans ce qu’elle fait miroiter et qu’elle ne livre pas. Tout comme cet horripilant message téléphonique enregistré: "Bienvenue dans le merveilleux monde de L’Assommoir…"
La quasi-totalité de ce que j’ai mangé ici – ou simplement goûté par mesure de prudence – ne mérite pas de figurer sur une table de restaurant. Pas que ce soit toujours mauvais, les produits sont apparemment frais, mais parce que j’ai eu, par deux fois, un lundi soir et un vendredi soir, le net sentiment de voir arriver de grosses assiettes de cafétéria, dans lesquelles tout est entassé – viandes, légumes verts, féculents et autres éléments. Et que le client se débrouille avec ça. Baptiser "Buenos Aires" cette assiette de bavette à la cuisson approximative, jetée sur une purée pseudo-rustique, une branche de bok choï mollasse et deux tranches de courgettes grillées est une hérésie et une injure faite à l’Argentine. Prétendre qu’un saumon est "à l’unilatéral" parce qu’il n’a été brûlé que d’un seul côté relève du charlatanisme. Servir au client une planche (bonjour les bactéries!) sur laquelle on a jeté en vrac poissons crus, fruits de mer et divers éléments de confusion prouve, entre autres choses, que l’on n’a aucune idée de ce qui s’appelle "monter une assiette".
"Mademoiselle, pouvez-vous nous confirmer que dans cette soupe-repas sur le menu, il n’y a effectivement rien d’autre que "poulet, crevettes et citronnelle"?" "Absolument, monsieur." La soupe arrive, chargée de moules. Ma commensale y est allergique. On ne peut blâmer ni la jeune serveuse, un peu catastrophée, ni le concepteur du plat, qui eut une idée plutôt bonne. Mais ceux qui, en cuisine ou ailleurs dans cette maison, jettent en catimini dans une soupe un mollusque célèbre pour être très mal toléré par de nombreux consommateurs devraient se poser des questions. Ou s’en faire poser.
Est-ce que ce sont les mêmes qui, par deux fois, ont noyé ma bavette sous une bolée d’huile? Même après que j’en eus fait la remarque au serveur lors de la première visite? Les mêmes dont j’ai suivi l’inquiétant ballet dans leur cuisine ouverte, pendant une soirée qui parut longue et pénible? Et ce détachement, cette façon de se lécher les doigts entre deux salades, ce dédain et ces ricanements en jetant le mesclun dans le bol qui sera servi à un client plus tard, cette totale décontraction du gars qui prépare les sorbets et qui remet dans ma coupe le morceau tombé sur le comptoir. Il me semble que dans une cuisine placée sous les yeux des clients, il y a certaines choses qui ne se font pas. Comme engueuler avec une condescendance inexplicable le personnel de salle qui s’est trompé dans une commande, et bien d’autres détails dont je vous fais grâce.
En suivant avec consternation les pirouettes du personnel, je me disais que l’endroit était pourtant très bien décoré et aménagé avec beaucoup de goût, et que certaines personnes semblaient y travailler avec un évident intérêt. Qu’un jour, sans doute, ce serait un restaurant. Pour le moment, c’est loin d’être le cas. Sauf au moment de l’addition, où l’on vous facture une prestation extraordinaire, alors qu’elle n’est même pas ordinaire.
L’Assommoir
112, rue Bernard Ouest
(514) 272-0777
Ouvert "7 sur 7 jours et soirs", comme ils disent.
Apportez votre mirliton pour vous joindre au tintamarre et comptez une quarantaine de dollars par personne, avant boissons, taxes et service.