De temps à autre, je vous offre une adresse que je voudrais taire. Ce sont souvent de petites maisons, assez peu flamboyantes, perdues dans la cohue des bottins de restaurants ou cachées au fond des bois. On y mange des plats peu compliqués en apparence, un peu agricoles. Le client y est traité avec les égards réservés autrefois aux clients des très bons restaurants. Le patron est là, manifestant son plaisir véritable de vous voir arriver avec votre famille ou avec quelque visiteur de passage. Vous n’y amenez que les gens que vous aimez. Vous y venez seul(e) parfois, pour le simple plaisir de vous sentir chez vous ailleurs que chez vous. Dans sa cuisine, la patronne s’affaire en chantonnant ou tout en concentration. Ça sent divinement bon et il y a de la musique qui, déjà, vous fait prévoir une très belle soirée.
Il Sole fait partie de cette catégorie de restaurants que j’aimerais garder pour moi; je suis un faux généreux. Ce petit resto italien a trouvé la meilleure cachette en ville: en plein cœur du boulevard Saint-Laurent, section esbroufe, boîtes de nuit, usines à bouffe, chemises ouvertes et jupettes virevoltantes par -25°. Sur les trottoirs, les foules passent, absorbées par leur prochaine destination de frime. De temps à autre, la porte d’Il Sole s’ouvre et entrent quelques esthètes de la fourchette, un couple d’amoureux venu voyager en Toscane ou en Vénétie, une tablée de jeunes gens, fins gourmets sachant déjà, du haut de leur vingtaine, tout le bonheur qu’ils tireront de leur séjour à cette adresse, une ou deux têtes blanches endimanchées comme pour la messe.
Un peu voyeur et prétextant mon travail à accomplir, j’y suis passé la semaine dernière, une soirée de semaine anonyme. Dans un coin du restaurant, un couple d’amoureux savourait un petit cocktail de Campari et de jus de pamplemousse "frappé violemment", avait spécifié le patron au moment de la commande. Plongé dans une énième lecture de L’Amant sans domicile fixe, ce bijou de Fruttero et Lucentini, je prenais note des commandes et calquais les miennes sur les leurs. Ils avaient l’air si bien que j’aurais sans doute pu m’asseoir à leur table sans qu’ils s’en offusquent et leur plaisir était si touchant que même Pierre, le patron, ne put s’empêcher dans le courant de la soirée d’aller embrasser tendrement la patronne, pourtant occupée à confectionner une délicate côte de veau de lait aux herbes, petit jus aux cèpes. Ce baiser était sans doute d’une remarquable qualité car le client qui reçut plus tard ce plat me sembla léviter quelque temps avec un sourire pré-béatification.
Entrée: Crudo di tonno con melanzane
Plat principal: Osso buco di vitello di latte con gremolata
Sortie: Torta fine al cioccolato
Carburant céleste: un petit verre de Primitivo Allora, jus de raisin venu des vignes du Seigneur, sises dans les Pouilles; et une bouteille d’eau minérale pour me donner bonne conscience.
Ces bouchées de thon avaient toutes les vertus qu’on leur accorde dans les meilleurs livres de cuisine. Goûteuses, fraîches, délicatement parfumées, la chair à peine saisie. La présence des fines lamelles d’aubergine venait mettre encore en valeur toutes ces qualités. Et le mesclun de fines verdures soulignées d’un filet de vinaigrette dynamisait suffisamment l’assiette pour que l’on ait le goût de la nettoyer avec ce pain moelleux et plein de souvenirs de fournil.
L’osso buco de Graziella est, à lui seul, une excellente excuse pour venir ici célébrer le 10e anniversaire de la maison ou tout autre événement que vous jugerez digne d’un plat parfait. Une belle rouelle de veau de lait, souple à la fourchette, tendre sous la dent; une gremolata soulignée d’une pointe d’ail; un jus bombardant votre palais de couleurs, de senteurs et de mille harmonies. Et, parce que les grands bonheurs tiennent à ces petits riens que seuls les gens de cœur savent offrir, le risotto milanais préparé par la patronne est d’une touchante simplicité, beaux grains de Vialone Nano au cœur à peine croustillant et à la chair gorgée de safran.
Vous dire de cette tarte fine au chocolat qu’elle était autre chose que très fine et très chocolatée serait pure perte de temps. Mais alors quelle finesse et quel cacao!
À leur table, les amoureux planaient. Les voix, les regards et les gestes avaient quitté le restaurant juste avant le dessert, une glace aux figues soyeuse, pour glisser déjà vers d’autres plaisirs moins culinaires. Le client fit remarquer en s’excusant que, selon lui, les papardelles in sughetto di porcini freschi (élégantes pâtes maison accompagnées de ragoût aux cèpes frais) étaient un brin trop salées, mais que cela ne l’avait pas empêché de finir l’assiette. Le patron prit note et promit de transmettre à qui de droit. La cliente était extatique, un peu parce qu’elle avait fini son repas avec un petit verre de Grappa de Moscato et un peu parce qu’elle avait l’air très éprise. Autant en tout cas que le monsieur. C’était un pur délice de les voir. Dès qu’ils furent sortis du restaurant, je surpris le patron reparti dans la cuisine en train de chanter une petite ballade amoureuse à la patronne. Devant tant de fougue, je déclarais moi-même ma flamme à la bougie posée sur ma table et battais en retraite.
Une fois à la maison, je me couchais avec en tête cette magnifique chanson tirée du dernier album de Gianmaria Testa, Il meglio di te: "Mi porto addosso di te. Tutto il meglio di te. Soltanto il meglio che c’è…" Au réveil, je souriais encore. Par pitié, n’y allez pas tous ensemble, la source du bonheur a beau être inépuisable, le restaurant n’est quand même pas très grand.
Il Sole
3627, boulevard Saint-Laurent
(514) 282-4996
Ouvert du mardi au samedi à partir de 17 h 30. Préparez une cinquantaine de dollars par personne avant boissons, taxes et service. Le bonheur n’a pas de prix.