En cette époque où manger est devenu en soi une sorte de parti pris idéologique, nous sommes nombreux à entretenir avec la viande une relation ambiguë ou, si vous préférez, d’amour-haine. Pour toutes sortes de raisons plus valables les unes que les autres (défense des animaux, environnement, santé), les plaisirs de la chair – pourtant si doux – s’accompagnent chez le carnivore d’un lancinant sentiment de culpabilité. L’un s’abstient, l’autre pas.
La maison dont je vous entretiens aujourd’hui s’adresse à ceux pour qui la viande au sens large n’est pas encore taboue. J’en avais entendu parler comme d’un établissement poussant l’audace jusqu’à mettre l’accent sur les abats (une rareté), et c’est donc poussé par la curiosité que j’ai fait le pèlerinage jusqu’à Pointe-aux-Trembles.
De l’extérieur, l’auberge, qui donne sur l’interminable rue Notre-Dame, ne paie pas particulièrement de mine. (Le serveur, très professionnel, annonce d’ailleurs une réfection de la façade pour l’année prochaine.) L’intérieur, confortable, respire le confort bourgeois ou même, nostalgie de la campagne oblige, champêtre. L’accueil courtois, les chaises au dossier haut et les tables bien dressées dénotent un souci du travail bien fait.
Pour la mise en bouche, on nous apporte très vite un petit ramequin rempli d’une mousse de foie de cerf de bonne facture, encore un peu froide, défaut qui, à l’instar de la jeunesse, comme dirait l’autre, se corrige avec le temps. On tartine la préparation sur des croûtons.
Pendant que nous sommes dans les thèmes religieux, j’ai une confession à vous faire: les escargots me répugnent. N’écoutant que mon courage, j’ai goûté à ceux que mon invitée a dévorés à belles dents: les petits gastéropodes (appellation peu ragoûtante, d’accord, mais je tenais à éviter la répétition du mot "escargot"), curieusement servis dans un feuilleté en forme de poisson, étaient fort tendres et bien soutenus par une crème parfumée à la sambuca. Le trèfle de boudin (allusion à la présentation, je vous rassure) était franchement exquis: une préparation légère, aérienne, au goût délicat, que rehaussait une petite sauce juste assez sucrée. On en oubliait presque les tranches de pomme et les petites crêpes de sarrasin (façon blini) servies en accompagnement.
Les plats principaux vous donnent droit à une salade ou à un potage. Nous avons opté pour le potage chaud à l’avocat et au basilic, proposition peu banale où la crème était bien présente. En dépit d’une texture légèrement "sablonneuse", le potage, où le goût du basilic se faisait peut-être un peu trop discret, nous a plu.
Difficile, dans les circonstances, de résister à l’attrait de l’abat du jour, des ris de veau servis avec une sauce à la prunelle de Bourgogne. Sans être décevant, le thymus du veau (clin d’œil aux cruciverbistes) n’avait ni le goût ni le moelleux des meilleurs que j’aie mangés (ceux, en l’occurrence, du regretté Nicolas Jongleux), notamment en raison d’un parage inapproprié. La sauce était fort bonne, au même titre que les excellents légumes d’accompagnement, variés et cuits correctement. Il n’y a pas, au menu, que des "bas morceaux", bien au contraire. À preuve, ces médaillons de caribou d’une tendreté exemplaire, servis avec une sauce lyonnaise, aux oignons donc, et les mêmes légumes.
La tarte Tatin que nous avons partagée avait le défaut de ne pas en être une: les pommes n’étaient pas caramélisées et la pâte feuilletée était molle et détrempée. Un faux pas que fait vite oublier le doigt de porto servi dans une petite coquille au chocolat noir, charmante mignardise dont la maison s’est fait une spécialité.
Pendant qu’il est question de vin, disons que, loin de chez soi, on lorgne la carte avec un certain détachement. Nous avons malgré tout repéré des propositions alléchantes (à défaut, sauf erreur, du Château Cheval blanc, légendaire cru de Bordeaux), en particulier sur une liste distincte où s’alignent des propositions plus recherchées. Pour accompagner cette fête charnelle, vous pouvez vous rabattre sur les demi-bouteilles, surtout si, pour rentrer, vous devez enfourcher votre vaillante monture, blanche ou pas.
Les péchés de la chair se paient: comptez au moins 60 $ pour deux (avant boissons, taxes et pourboires), plus si vous vous laissez égarer du côté des propositions les plus "nobles".
Bémol: la musique un peu envahissante et à la limite du supportable (arrangements sirupeux de classiques de la chanson).
Dièse: un parti pris réjouissant pour les abats, des cuissons précises, une cuisine bien faite, qui reste à l’intérieur de ses moyens.
15760, rue Notre-Dame Est, Pointe-aux-Trembles
(514) 642-4091
www.chevalblanc.qc.ca