Les moins jeunes d’entre nous se souviendront sans doute de ces repas pantagruéliques pris chez Joe Beef à la fin du XIXe. (Note de l’auteur: pour les plus jeunes, XIXe = 19e siècle.) Charles McKiernan (v. 1835-1889), propriétaire de cette grande taverne haut lieu de la gastronomie irlando-montréalaise de l’époque, était un personnage haut en couleur et qui figure au panthéon des grands Montréalais.
Sans avoir sa notoriété, David McMillan et Frédéric Morin sont bien connus des gastronomes noctambules de notre bonne ville. Jusqu’à tout récemment, l’un et l’autre tenaient les fourneaux de deux des restaurants les plus bourdonnants des nuits montréalaises. Retrouver ces deux comparses dans ce nouveau Joe Beef est une surprise d’autant plus agréable qu’ils ont amené ici les bonnes et très bonnes choses qui caractérisaient leur cuisine chez Rosalie et au Globe. Et qu’ils se soient associés dans cette affaire avec Allison Cunningham est un de ces moments de grâce que l’on croise dans la vie.
Un restaurant, c’est beaucoup l’histoire des personnes – chef, propriétaire, maître d’hôtel, sommelier, etc. – qui l’ont fait naître et le font vivre. Les meilleures montures sont indissociablement liées à leurs jockeys. Quand les jockeys en question s’appellent McMillan et Morin, on pressent le meilleur. La cuisine de ce Joe Beef est un peu aux antipodes de ce que l’on trouve dans la majorité des restaurants à la mode. Pourtant, l’endroit est on ne peut plus branché. L’art d’être in en se situant out, la tendance de l’heure étant d’être tendance en ne l’étant pas. Le client finirait par s’y perdre un peu; heureusement, les assiettes resituent tout cela en bonne place.
Au cœur de la Petite-Bourgogne, exactement en face du Théâtre Corona, ce minuscule restaurant est un bijou d’exotisme. Décor léché, improvisation étudiée, façon taverne moderne, revue et corrigée par une version mâle et très testostérone de Martha Stewart. La petite salle est aménagée avec goût et l’on se pose très confortablement sur de belles banquettes. Les clients plus téméraires peuvent aller s’accouder au bar. Là, ils admireront, entre un splendide jambon d’Espagne et une montagne de crabes de Nouvelle-Écosse, le travail impressionnant de monsieur John Bill, le maître écailleur le plus rapide au nord du Rio Grande. Pour qui aime les huîtres, un passage ici représente une étape jouissive autant pour le travail de ce brave homme que pour la qualité des huîtres qu’il sélectionne. Les meilleures, seulement les meilleures, a mari usque ad mare.
La carte est au mur sur un grand tableau noir; un peu fouillis, mais c’est comme pour le décor, seulement en apparence. En réalité, les choix sont bien dosés et offrent une palette suffisamment large susceptible de combler les appétits les plus variés. Pour les myopes, les paresseux et ceux qui redoutent le torticolis, le personnel déclame et explique au besoin. Les deux tiers du tableau sont consacrés au vin. Et s’y trouvent de très belles bouteilles, vendues à prix presque d’ami.
Côté fourneaux, Frédéric Morin continue d’épater avec cette cuisine généreuse qui faisait l’intérêt de son ancien lieu de débauches culinaires. Des plats apprêtés avec justesse, des sauces légères et pleines de saveurs, une façon intelligente de présenter des plats que l’on croyait connaître.
Des entrées divertissantes et qui donnent le ton au repas, comme ces girolles poêlées, relevées d’une pointe d’ail, de quelques traces de vin blanc et d’échalote comme dans une bordelaise modernisée avec goût, et de beaux dés de bacon pour compléter l’assiette. On ne peut pas ne pas aimer.
Et ce "Foie gras Joe Beef", indescriptible puisque changeant constamment, reste dans ses versions variées un petit bonheur de gastronome averti.
À moins que vous n’aimiez vous faire mal, aux doigts, aux gencives et à l’ego, vous pouvez éviter le crabe; trop d’efforts pour trop peu de substance. Le client n’est pas obligé de suivre les proprios dans toutes leurs élucubrations.
Le lapin rôti et pommettes sauvages, par contre, vous pouvez sautiller derrière et l’attraper par les oreilles. Le nôtre était tendre, parfumé de petits légumes ramassés à l’aube et encore couverts de rosée alors que le lapin était rêveur, erreur funeste pour un lapin.
Et dans vos filets, essayez de ramener cette morue accompagnée d’une mini cocotte en fonte émaillée pleine de haricots aux lardons. Ou, dans vos casiers, ces généreux morceaux de homard qui remplissaient l’assiette de pâtes. Des péchés pêchés.
Le dessert constitue sans doute le maillon faible de la maison. Pas que ce soit mauvais, loin de là, mais on ne retrouve pas à cette étape du repas la même énergie et le même élan extravagant que ce que l’on a connu avant. On reviendra d’ici quelque temps voir si pot de crème sure, raisins ou petit pot de chocolat au lait ont évolué dans le bon sens.
D’ici là, en raison de la qualité de la cuisine, de l’originalité du concept et de la forte personnalité de l’endroit, Joe Beef constitue déjà un nouvel ajout très intéressant dans votre petit carnet de tables hors pair et tout à fait hors de l’ordinaire.
Joe Beef
2491, rue Notre-Dame Ouest
(514) 935-6504
Ouvert en soirée du mardi au samedi. Prévoir une quarantaine de dollars par personne avant boissons, taxes et service. Carte des vins qui vous transformera en habitué le temps de le dire.