Restos / Bars

L’Express : 25 ans et de très belles dents

On va à L’Express comme on va au spectacle. Depuis 25 ans, la pièce est la même 364 jours par année et on la joue à guichets fermés. Sans compter les années bissextiles et les petits-déjeuners, ça donne quand même 18 200 représentations. La pièce doit être bonne. Elle l’est en tout cas pour tous ces fidèles clients, exigeants et connaisseurs, qui reviennent encore et encore s’attabler ici.

Mettre de côté les petits-déjeuners serait sans doute une erreur, tant il se passe de choses intéressantes ici dès 8 heures le matin. Groupes d’aficionados qui retrouvent ici leurs copains pour commenter ou parler de la pluie et du beau temps ou tablées feutrées de contacts initiaux entre gens d’affaires. Rien d’anodin ne se passe ici le matin et l’on retrouvera plus tard, en ondes ou dans les pages économiques des quotidiens, les fruits de réflexions et de discussions mûris sur les nappes de cette maison.

Je ne m’attarderai pas trop sur ce petit-déjeuner car, selon moi, c’est le moment le moins intéressant de la journée ici. Gastronomiquement, entendons-nous. Pour le show, c’est une autre histoire, mais il s’agit ici de chronique gastronomique. Et, sur ce plan-là, les autres repas pris à L’Express sont autrement plus intéressants.

En un quart de siècle, certaines choses sont restées les mêmes. À commencer par le chef et la carte. En restauration chez nous, c’est un cas rare. Même les pires mauvaises langues du milieu, et Dieu sait si elles sont nombreuses, acérées et caustiques, ne disent rien de vraiment négatif sur cette maison. À l’occasion, une plume experte signale une défaillance sur les pistaches de la mousse de foie de volaille et la situation est rectifiée sur-le-champ. Reconnaître ses erreurs et les corriger sont aussi des vertus pour les restaurants. C’est-à-dire les bons. Les autres, ma foi…

On va à L’Express pour des plats immuables. Les gastronomes en visite à Montréal disent: "Allons à L’Express manger un foie de veau à l’estragon"; "j’ai vraiment envie de la salade de pourpier et pommes de terre de L’Express" ou "j’hésite entre l’onglet, beurre échalote, frites et le saumon frais grillé au sel gris, mais ce sera à L’Express, sans aucune hésitation". J’ai beau faire valoir les innombrables nouvelles maisons qui ouvrent chaque année chez nous, les nouveaux chefs allumés, les nouvelles approches en cuisine, les nouveaux concepts, ils finissent toujours par aller s’extasier devant le steak de canard porto et cassis ou par tomber dans l’île flottante au caramel.

Techniquement, la cuisine de L’Express est un modèle du genre. Les inconditionnels du nouveau à tout prix la trouvent un peu soporifique; de mon côté, j’aime beaucoup les croiser au comptoir de L’Express vers une ou deux heures du matin, la fourchette à la main, serviette nouée autour du cou et l’air béat. On a beau vouloir du neuf en tout temps, une petite caille rôtie et riz sauvage ou un tartare à l’occasion ont tout de même beaucoup de charme. En fait, ici le feu d’artifice ne vient pas du changement, mais de la stabilité, qualité rarissime en restauration. Réussir à l’occasion un potage à l’oseille ne tient certes pas du miracle. Le faire aussi savoureux pendant 25 ans, sans discontinuer, ça, c’est du travail.

Et, bien entendu, on vient aussi à L’Express pour le fascinant spectacle des élégants barmans ou celui des serveuses et des serveurs slalomant avec sérieux entre les tables dans leurs sobres ensembles ou leurs chic tabliers. Les gestes sont précis, nets et élégants. Clientes et clients admirent, avec discrétion et retenue. Que l’on admire ou que l’on soit admiré, l’élégance, pour être authentique, exige certaines conventions.

Et toujours, midi et soir, du 1er janvier au 31 décembre, règnent en ces murs cette vibration et cette animation qui redonnent de l’énergie aux journées moins lumineuses.

Depuis un quart de siècle, la rue Saint-Denis est éclairée par L’Express et par quelques maisons comme Arthur Quentin ou Bleu Nuit, qui travaillent avec sérieux et offrent à leurs clients ce qui se fait de mieux dans leurs domaines respectifs; en plus d’une certaine idée de ce qu’un commerçant devrait être. Pas seulement un vendeur, un commerçant, toute la différence est là. Il y a dans le dernier cas de l’amour et du respect. Les clients aimant être traités avec égard et appréciant les belles et bonnes choses savent faire la différence. C’est sans doute aussi pour ça que ces endroits sont toujours pleins. Heureusement pour tout le monde, L’Express prend les réservations. Depuis maintenant un quart de siècle.

L’Express
3927, rue Saint-Denis
514 845-5333

Ouvert du lundi au vendredi, de 8 h à 2 h du matin, le samedi, de 10 h à 2 h et le dimanche, de 10 h à 1 h. À midi, comptez une quarantaine de dollars pour deux personnes, avant boissons, taxes et service. En soirée, doublez. L’indication de prix ici est purement accessoire tant les tentations seront grandes pour vous de vous laisser aller à quelques excès, solides et liquides. En parlant de liquides, les cartes des vins de L’Express, composées à 90 % d’importations privées, font l’admiration non seulement des connaisseurs, mais aussi des "économes" comme moi qui y trouvent de petits bijoux à vil prix. Ah! ma cassette!