Ce n’est pas pour le bouder, mais pour limiter les tentations, que je tourne le dos à l’impressionnant cellier qui, dans son immense cage de verre, couvre tout un mur. Mais mon amie, qui lui fait face, ne manque pas d’inventorier à voix basse ce qui lui tombe sous les yeux: Gevrey-chambertin, Perrier-Jouët rosé… Lors de ma première visite, cet établissement comptait à peine deux mois d’existence. Aujourd’hui, je m’imprègne à nouveau de ce décor unique, reprenant doucement contact avec ses divers éléments, ces angles, ces surfaces, ces matières et ces couleurs que Pierre Bouvier a structurés comme un langage. Le même architecte s’est fait complice du chef Stéphane Modat pour la conception du menu "Architecture" – véritable corso de mets suprêmement raffinés où dialoguent les formes et les textures. J’ai eu le bonheur d’y goûter, il y a déjà quelques semaines, au lancement de La Sélection Chartier 2006. J’y pense encore en levant, sans trinquer, mon verre de champagne (cramant Guy Larmandier). Il est "bio" et d’importation privée, comme presque tout ce qui se boit ici. Mon amie a choisi pour sa part un muscat de Lunel dont le sommelier présent nous brosse rapidement le portrait: petits grains, vendange manuelle, etc. On ne vient pas ici que pour manger, mais pour vivre une aventure. Il y a tout de même le menu du jour qui racole. D’abord attiré par les croustillants de canard confit qu’un couple de clients savoure à ma droite, je finis par me laisser tenter par l’assiette de cochonnailles dont on m’apprend de vive voix l’existence. Je prendrai ces deux entrées-là, pourquoi pas? C’est la période des Fêtes, non? La multitude de cadeaux suspendus au plafond me le rappelle à chaque instant. La suite? Ce pourrait être la cuisse de lapin braisée aux olives noires, avec crémeuse d’asperges vertes, fondue d’oignons au balsamique, quelques panisses (galettes niçoises à base de farine de pois chiches). Le cochon de lait grillé? Il n’en reste déjà plus, ce midi… Je me décide enfin pour la longe de brebis du Kamouraska; mon amie, pour le filet de tilapia. Et voici donc l’assiette de cochonnailles, plateau carré, de couleur sombre, qu’égayent des tranches de jambon et de bacon, des rillettes, des croquettes semblables à de petites fondues au parmesan et, pour condimenter cela, du pesto de cornichon. Ils viennent en amis, je leur souris. Bouchée après bouchée, avec le même sourire, je les aide à accomplir leur destinée. Mon amie a enchaîné avec un Rol 36, beau vin couleur d’or patiné, au bouquet complexe, où j’ai perçu des accents rappelant les vins jaunes. Accaparée par son potage aux betteraves jaunes et "perles d’huile d’olive à l’ail rôti", elle ne se fera pas prier pour goûter à mes croustillants de canard confit accompagnés de cheddar fort, de pancetta frite, d’une purée de rutabaga et de jeunes feuilles d’épinards empilées comme des cuillers. Celui qui a déclaré que l’appétit vient en mangeant venait d’entamer son repas, sans doute. En ce moment précis, je le contredirais, mais j’ai de bonnes raisons de lui donner raison: une longe de brebis détaillée en tranches étroites, sombres à l’extérieur et de plus en plus rosées jusqu’à être presque rouges au milieu. Les sucs, abondants et frais, s’avèrent pareillement nuancés en bouche, tandis que la viande se fait complaisante sous la dent. Ils se répandent aussi dans l’assiette et se mêlent un peu au beurre noisette dans lequel on a cuit les choux de Bruxelles; ils nappent un beau pleurote, dont je tire trois bouchées parcimonieuses, et mouillent l’une des carottes cuites au jus de viande. Une harmonie parfaite à combler tous les sens! Les commentaires qui m’échappent de loin en loin éveillent comme en écho ceux de mon amie qui n’en finit pas de dorloter de la langue et du palais son filet de tilapia poêlé, escorté de riz pilaf safrané, concassé de tomates et mange-tout à la crème, encouragée en cela par un vin blanc argentin (Chardonnay Premium, 2004, Mendoza). Bondée à notre arrivée, la salle est maintenant presque vide. Au-delà de la gourmandise même, que reste-t-il? Rien. Même pas une petite place pour le dessert. Et pourtant! Le chef nous a préparé une petite surprise à laquelle nous ne pouvons dire non: des marrons chauds dans un cornet de papier journal (comme le veut la tradition) et des tranches de fromage fermier artisanal au lait cru (Au gré des champs). Mon amie a de nouveau besoin d’aide; un verre d’Asunción fera l’affaire. Là, nous en avons vraiment fini… Eh non! On nous apporte des gâteries maison, d’extraordinaires caramels à la chicorée et à la fleur de sel.
Restaurant L’Utopie
2261/2, rue Saint-Joseph Est
Québec (Québec)
Téléphone: (418) 523-7878
Menu du jour: 15 à 23 $
Menu "Architecture": 109 $ (avec les vins)
Dîner pour deux (incluant boissons et taxes): 102,95 $