"J’pourrai jamais." Mon cri du coeur – intérieur, si je puis dire – en voyant se pointer ce jarret confit et l’assiettée de légumes qui lui fait escorte. Un peu de panique dans l’air, je l’avoue, et j’espère que cela ne paraît pas trop… La soirée avait commencé de belle façon: l’appétit impatient et la corbeille de pain généreuse. Le vin? Gouleyant. Un Grenache Riche (Lemaistre Frères, 2002). Tout en consultant l’un des livres de recettes rangés sur une tablette proche, j’écoutais, sur fond de chansons et de chansonnettes, ces petits bruits discrets de cuisine et me réjouissais de savoir qu’on s’affairait pour moi. Mon amie et moi avions rapidement fait le tour du décor: grandes affiches, miroirs, poterie alsacienne. Du nouveau depuis notre dernière visite? Une banquette que nous n’avions pas hésité à choisir, puis des cigales colorées, un nombre accru de petits moulins à poivre… Nous n’avions pas tardé à sombrer dans la lecture de la carte, en l’occurrence "Les classiques du bistrot" et les "Spécialités périgourdines". Ris de veau caramélisés au porto, poisson du jour, choucroute sundgauvienne, boudin français aux pommes, bavette d’agneau, cassoulet sarladais, tournedos Rossini, magret de canard au poivre noir – autant d’évidentes tentations auxquelles on essaie par jeu de résister… du moins, un certain temps. Notre commande enfin passée, nous avions chacun attrapé un bouquin pour voyager dans le temps, justement: La Cuisine de nos grands-mères et La Gastronomie au Grand Siècle. Ma première assiette n’est pas une inconnue: elle a déjà fréquenté ma table, ici même, une ou deux fois. Alors, imaginez les retrouvailles! Un beau lit de verdure, luisant d’huile d’olive fine et, dessus, ces grosses perles noires que sont les gésiers confits. Perles tendres, cependant, car elles résistent à peine sous la dent. Avec une très légère pointe d’acidité, si furtive qu’on lui court après d’une bouchée à l’autre. Mon amie a préféré la crème de légumes, servie dans une grande assiette creuse, semée de persil ciselé et marbrée de crème fraîche. Parce que nous avons faim, nous mangeons tout, imprudents que nous sommes. Un peu plus tard, la suite est arrivée… C’est à ce moment-là que j’ai poussé in petto mon cri du coeur. Mon amie et moi échangeons un regard – effrayé? inquiet? affolé? "Vous ne serez pas les premiers à demander un doggie-bag", nous rassure celle qui s’occupe de nous. Comment a-t-elle deviné? Belle pièce, ce jarret d’agneau confit qu’on a fait séjourner un peu au chaud et dans une sauce au romarin. Cela embaume et plaît aux yeux. La viande se défait à la fourchette. En bouche, elle s’égaille un peu partout avec son petit sillage de sauce. Les papilles exultent, évidemment. À côté, peinard, une autre assiette attend: ratatouille, pommes de terre sarladaises et tomate à la provençale. Elle me fait de l’oeil, je lui fais de la fourchette; nous sommes quittes. Je reviens donc à mon jarret – celui de l’agneau, hein! faut pas confondre. Mon amie a droit aux mêmes légumes, répartis autour de plusieurs manchons de lapin. Combien? Je l’ignore: quand on aime, on ne compte pas. Chair fine, goûteuse, distillant ses sucs avec parcimonie. Peut-être un petit peu trop salés? Mais ce n’est pas mon plat, et celle qui s’en régale ne souffle mot. Encore un peu de ce vin des Pyrénées-Orientales avant de déclarer forfait. "On vous les emballe?" Nous répondons d’une seule voix à la question. On nous énumère alors les desserts: gâteau-mousse au chocolat mi-amer, tarte aux poires et amandes maison. "C’est ce que je prendrai!" Pas mal, n’est-ce pas, pour quelqu’un qui n’a plus faim? Avec un café, cela va de soi. La pointe de tarte est joliment présentée, cernée de toutes parts d’un onctueux coulis de bleuets et de coulis de fraises. C’est une tarte française classique, avec les fines tranches de fruits qui n’ont pas peur de montrer leur belle nudité. J’y prends d’autant plus plaisir que je néglige habituellement les desserts et que, cette fois, j’en avais envie. Nous nous donnons l’un à l’autre, d’un même élan frénétique et, tout à coup, il n’en reste plus. Un doute m’assaille tout à coup. "T’ai-je donné à goûter?" Mon amie m’adresse un sourire énigmatique. Je n’aurai jamais la réponse à ma question.
Bistrot Le Moulin à poivre
2510, chemin Sainte-Foy
Sainte-Foy (Québec)
Téléphone: 418 656-9097
Menu du jour: 10,95 à 15,95 $
Tables d’hôte: 25 à 35 $
Souper pour deux (incluant taxes et boissons): 68,37 $