Ouvrir un comptoir à sushis à l’intersection de Laurier et Marquette, quelle drôle d’idée! Ne pas offrir de rouleaux californiens ou de kamikaze en plein coeur de Yuppitown, quel étrange choix! Installer ses pénates au vu et au su de tous les passants et dans un décor digne des brocantes les plus folles et les plus déjantées de la rue Notre-Dame, quelle bizarrerie!
Monsieur Du, Tri de son prénom, a le sens du contrepied. C’est sans doute une condition sine qua non de survie lorsque l’on est vietnamien de Dolbeau et que l’on veut faire sa marque dans le très petit, très serré, très japonais monde des itamaes, les maîtres cuisiniers de sushis. Pour tous les amateurs de cuisine japonaise, la marque de monsieur Du est faite depuis longtemps; depuis l’époque du Koji’s Kaizen à Westmount et du Petit Tree House sur la Main, alors que le sautillant chef faisait la renommée de ces établissements et le bonheur des habitués. Après son départ, ces maisons ont d’ailleurs perdu tout lustre et tout intérêt.
Aujourd’hui, ses fidèles se pressent à sa nouvelle adresse, ex-nettoyeur ayant blanchi bien des salopettes et des blouses au siècle dernier. Au coeur de ce Plateau "gentrifié" à l’excès, cet îlot de labeur nippon est une rafraîchissante bulle d’exotisme.
La nouvelle vie de monsieur Du s’appelle "Tri Express, sushis…et plus". Traduction pour les non-initiés: "Express" veut dire: on entre, on paie et l’on emporte à la maison où attendent les ami(e)s affamé(e)s. Si l’on préfère manger sur place, il faut impérativement réserver et faire préparer à l’avance, sinon ce sera la cadence omnibus, la maison offrant une dizaine de places aux tables, plus deux au comptoir.
"…et plus" signifie que ce sont tous les à-côtés qui font le charme de l’endroit. Cette façon très particulière qu’a le chef de transcender à peu près tout ce qu’il touche. La sauce soya est plus douce et moins salée, le gingembre moins aigre, la friture des tempuras plus aérienne et les thés plus thés encore que dans un film d’Akira Kurosawa.
L’extrême fraîcheur reste à la base de tous les éléments que travaille monsieur Du. Le jour de mon dernier passage, un livreur a déposé à côté du comptoir un énorme morceau de thon venu d’Hawaï, si frais que j’ai reçu des embruns sur le bord de la nappe. Les sauces, secret bien gardé du chef, sont si pétillantes que l’on se surprend à écouter le murmure qui s’élève de cette salade de sashimis "à la manière de Tri", gingembre, vinaigre de riz, sauce de soya, une pointe d’huile d’olive, quelques gouttes de jus de citron et un dé de saké froid. Le saumon très gras, servi en tranches d’une émouvante minceur, fond sous la langue, laissant une impression de fugacité très zen.
Deux beaux morceaux de vivaneau et de morue, marinés, poêlés et passés au four quelques minutes, illuminèrent l’assiette, puis la salle, la rue, le quartier et finirent en cet orage qui déracina quelques arbres sur l’île le soir de notre passage. Un plat éblouissant, comme l’on rêve en vain d’en rencontrer chaque fois que l’on va au restaurant. Souplesse, explosion de saveurs et de couleurs, textures soyeuses à en rendre jaloux le ver à soie le plus méticuleux.
Quelques sushis divertissants, hommages au quartier: Laurier (thon, anguille d’eau douce, homard, avocat, concombre, laitue, caviar de poisson volant) et Marquette (anguille d’eau douce grillée, crevette, avocat, concombre, asperge, caviar de poisson volant, tempura et sauce Tri Express); maguro à la Tri, un jouissif mélange à base de thon sur une bouchée de riz enrubannée dans une élégante lamelle d’algue nori séchée.
Et pour s’achever, un maki-tempura préparé sous nos yeux avec la dextérité d’un maître orfèvre; tartare de thon et de saumon, champignons enoki, une ou deux crevettes, quelques pincées de chair de homard; on roule dans une algue et l’on immerge dans une pâte aérienne avant de plonger le tout dans l’huile bouillante. Le rouleau ressort transfiguré. On l’est soi-même dès la première bouchée.
Derrière son comptoir, monsieur Du sourit sous sa tuque Versace. À gauche, maniant le couteau comme Lucy Liu dans Kill Bill, mademoiselle Kim est totalement absorbée par sa tâche et, roulant riz dehors ou riz dedans avec un tempo hallucinant, DJ Manas semble répéter ses "tunes" délirantes qu’il déroulera plus tard au Jello Bar sur ses platines.
Dans la salle, 12 clients lévitent. Dès que je suis redescendu sur terre, vous écrire ces quelques mots fut un pur délice. Bon appétit!
Tri Express
1650, avenue Laurier Est
514 528-5641
Ouvert à midi du mardi au vendredi et le soir du mardi au dimanche. À midi, comptez une vingtaine de dollars pour deux personnes avant boissons, taxes et pourboire. Le soir, doublez ou optez pour des omakase (19,50 $ pour 14 morceaux ou 39 $ pour cinq services), menus élaborés par le chef et dont vous sortirez éblouis. Pas d’alcool, mais un excellent thé vert au riz soufflé.