Certains restaurateurs ont le don de créer des lieux. Avec trois fois rien et toujours dans des endroits très improbables. Les jeunes gens qui sont responsables de ce nouveau Garde manger en sont un exemple éloquent. Ouvert début juin 2006, leur petit restaurant est rapidement devenu le lieu de ralliement de toute une faune de "beautiful people" qui y passe ses soirées, qui se finissent fort tard, semaine et fin de semaine.
Et ce Garde manger est gros, que dis-je, gros?, énorme est plus juste. Énorme, comme dans "différent de tout ce qui se fait en ville", énorme comme dans "totalement disjoncté", énorme comme dans "d’une générosité et d’une authenticité extrêmes".
Sur la façade en pierre rue Saint-François-Xavier, les tourbillonnants jeunes gens ont boulonné une plaque de chaudière récupérée dans le sous-sol et qui claironne en lettres de fonte "Bright New Ideas". C’est exactement de cela qu’il s’agit, d’idées nouvelles et brillantes.
Pas nécessairement au niveau de la création gastronomique, car on est ici assez loin du travail de moine de Gagnaire ou d’Adria, mais au niveau de l’ambiance. Arriver à créer une atmosphère aussi new-yorkaise, tendance néo Meat Packing District chic, dans un estaminet de la minuscule rue Saint-François-Xavier, relève quand même de l’exploit. Et témoigne d’une foi inébranlable dans le genre humain.
Comme l’atteste également la solide cuisine du jeune chef Charles Hughes, qui a fait ses classes avec David MacMillan et Frédéric Morin, deux spécialistes de la dentelle que les gastronomes noctambules ont connus jadis en tutus et collants roses, marteaux et burins à la main dans de grosses cuisines branchouilles et qui s’activent aujourd’hui chez Joe Beef, leur charmante petite maison de la Petite-Bourgogne. Il y a d’ailleurs une certaine similitude entre les cuisines de Joe Beef et du Garde manger, élève et maître partageant les mêmes goûts culinaires et des approches similaires de la cuisine.
Cuisine solide donc, et assez sexy dans l’ensemble au Garde manger. Avec des regards de velours appuyés, comme dans ces grosses crevettes à l’ail accompagnées de quelques feuilles de roquette, très tomatées, tendres, souples, dodues et juteuses, pleines de parfums de Cognac et de beurre. Ou dans ces huîtres Rockefeller, épinards et chapelure, comme le veut la recette, et en plus, même si la recette ne le veut pas nécessairement, quelques mini-dés de prosciutto, un mélange onctueux de gruyère et de mozzarella ainsi qu’une béchamel très légère au jus d’huîtres.
Solidité encore dans cette impeccable bavette, souple sous la fourchette, tendre au couteau et fondante en bouche; cuite à la seconde près, elle est servie avec quelques haricots verts semi-fins, une demi-tomate sucrée et une généreuse poignée de frites très fines, plus intéressantes que des pommes allumettes et moins omniprésentes que des frites ordinaires. On manque beaucoup de frites avant d’atteindre ce niveau de maîtrise. Merci à tous ceux qui sont passés avant moi au cours des dernières années. Ainsi qu’aux Yukon Gold qui ont pris sur elles et ne se sont pas avachies en purée, comme elles le font traditionnellement. Petite ruse de cuisson dévoilée par le chef qui m’a prié de ne pas vous en parler.
Au moment du dessert, on quitte pour un instant des yeux les nuées de "beautiful people" qui ont subrepticement rempli l’endroit, intrigué que l’on est par cette chose étrange et fascinante, arrivée dans une jolie assiette avec deux fourchettes et deux cuillères. Senteurs envoûtantes et mystérieuses. Chocolat? Noisettes? En fait, il s’agit d’un délire qui a abouti à la composition suivante: quelques quartiers de belles pêches de l’Ontario flambées au brandy, mélasse et beurre, une boule de crème glacée à la vanille et, trônant au beau milieu de l’assiette, une barre Mars, frite. Dans l’opération, cette dernière semble avoir littéralement explosé dans sa carapace de friture très légère. Décoiffant.
Au sortir de ce dessert, le client, abasourdi et hagard, continue de voir déferler dans ce décor féerique, néotrash et vraiment réussi, des hordes de belles jeunes femmes et de splendides jeunes gens, tous de fort belle humeur. Venus ici pour passer un moment, ils savent en effet qu’ils pourront non seulement savourer des choses étranges comme ce mojito du jour ou ce Bloody Caesar géant décoré d’une grosse patte de crabe, mais également prendre un excellent repas différent, divertissant et mémorable.
Garde manger
408, rue Saint-François-Xavier
514 678-5044
Ouvert à midi du mercredi au vendredi et le soir du mercredi au samedi. À midi, comptez une trentaine de dollars pour deux personnes avant boissons, taxes et pourboire. Le soir, doublez. Dans les deux cas, égal plaisir garanti.