Caché dans un demi sous-sol qui abritait jadis Le Cépage, Aszú (prononcez: assou) est un de ces jolis nouveaux restaurants qui éclosent régulièrement dans nos pâturages montréalais. Autrefois, les plus anciens de la salle de rédaction d’un quotidien prestigieux voisin venaient y prendre leur collation de l’après-midi, en passant par une porte intérieure dérobée. Ils remontaient ensuite peaufiner leurs papiers le sourire aux lèvres, l’oeil guilleret et l’haleine parfumée. Leur souvenir imprègne joyeusement les murs de cette adresse, et pour longtemps. Avoir rebaptisé l’endroit "Grains confits" (aszú en hongrois) témoigne d’un beau sens de l’humour.
La nouvelle maison est belle, chaleureuse et réconfortante côté cuisine. On a arraché toutes les vieilleries qui traînaient là pour planter un joli décor invitant, que l’on entre par la rue ou par le jardin. Du bois, du verre et un fond musical qui habille la soirée de belles couleurs.
À Montréal, aller au restaurant un lundi soir relève du sadomasochisme. Ça tombe bien, je suis les deux, sans complexes. Qu’importe le flacon… Nous étions deux donc, madame et moi-même. Ce quasi-désert eut pu être désastreux. Il ne le fut point. Pas seulement grâce au décor et aux choix musicaux, mais aussi et surtout grâce aux assiettes et à la façon de les apporter. Il y a chez certaines personnes qui travaillent en salle une délicatesse telle qu’elle rend à elle seule le séjour agréable. Et chez certains chefs, un talent si gracieux qu’il illumine les plats et les clients.
Cette bisque de homard en trois façons par exemple, on voudrait arrêter là le repas, se lever, aller en cuisine féliciter le chef, ses casseroles, le homard et partir en mer juste après pour en ramener d’autres crustacés décapodes. Une belle grande assiette carrée, immaculée de blancheur céramique, trois petits verres (pas trop petits quand même, quoique…) et un joli fagot de radis chinois parfumé au coriandre. La trilogie se lit comme suit: verre de gauche, bisque-estragon; verre du centre, bisque-gingembre; et verre de droite, bisque-feuille de citron kéfir. Dans les trois verres un égal bonheur, texture soyeuse de l’algue qui glissa sous le ventre du homard en des jours plus actifs pour lui et explosion d’embruns comme quand on sort de la voiture au terme d’un long voyage et que vous saute au nez, à la gorge, au coeur, cette puissante senteur océane.
Madame M. (comme dans magnanime) me permit de suçoter un minicroûton trempé dans les verres. Trois suçotements paradisiaques.
Le lendemain, revenu pour valider certains détails et évaluer le coût d’un repas, pris en temps record comme le permettent nos moeurs locales, j’eus aussi peu de chance avec mon collègue Éric. Il me permit de humer seulement. Selon lui, je peux, grâce à une perversité particulière spécifique aux critiques de restaurants, écrire des choses émouvantes en sentant seulement. Merci Éric. Ses trois verres furent si soigneusement nettoyés que la personne venue débarrasser eut un léger haussement du sourcil gauche, signe d’un désarroi profond chez le personnel de salle. Je suis rendu assez expert également pour jauger la profondeur du désarroi chez le personnel de salle le plus aguerri.
Le foie gras au torchon, pain grillé, gelée et chutney est certainement l’un des meilleurs que j’aie eu le plaisir de goûter pour vous au cours des derniers mois. Et les pétoncles poêlés, purée de racine de persil, fleur de sel (proposés en versions 3 ou 5 pétoncles) raviront les plus exigeants parmi vous.
Les ris de veau sautés minute, purée de patates douces et céleri-rave, jus de veau au vin doux (du Lillet en l’occurrence), par contre… À midi, le ris était dur et anonyme. La veille, il était dur et anonyme. Constance regrettable. D’autant que la cuisson lui avait donné cette belle enveloppe croustillante et cet air épanoui qu’ont souvent les ris de veau quand ils se sentent désirés. Belle petite purée également en matelas et, en sommier, quelques champignons souples et parfumés. Déception à la fourchette et sentiment prolongé en bouche. Tant qu’à y être, on pourra sans aucun doute s’arranger pour que le jus de veau, si savoureux, arrive chaud. Y a-t-il en effet quelque chose de plus triste qu’un jus de veau tiède ?
Les propriétaires auront aussi tout intérêt à travailler leur assiette de fromages. En fait, non, je m’exprime mal, il faudra proposer une vraie assiette de fromages. Avec la carte des vins assez guillerette que propose le restaurant, on s’étonne de voir arriver de si tristes rogatons. La panoplie des fromages québécois disponibles aujourd’hui offre pourtant de très belles possibilités pour qui veut bien se donner la peine d’aller plus loin que le comptoir du supermarché au coin de la rue.
Outre le Tokaji Aszú, d’autres très belles bouteilles ornent les murs de la maison ainsi que la carte des vins qui atteste de la présence immédiate de personnes connaissant très bien la chose. On les en remercie. Et les propositions de vins au verre frisant l’indécence tant elles sont alléchantes, on se confond à nouveau en remerciements.
Aszú
212, rue Notre-Dame Ouest
514 845-5436
Ouvert à midi du lundi au vendredi et le soir du lundi au samedi. Entrées: 3-9 $; plats principaux: 15-27 $; fromages: 4-9 $; desserts: 6-8 $. Le tout, comme toujours, avant boissons, taxes et pourboire.