Tout le monde le sait, maintenant: la cuisine du Cercle prolonge d’une certaine façon celle de l’Utopie. Dans quelle mesure et de quelle façon?… Sur le trottoir, j’accorde quelques secondes d’attention à la carte (sans d’ailleurs remarquer à quoi elle est fixée): calmars entiers grillés, crevettes, barquette de poisson frit… On me prend tout de suite par les sentiments! Hâte soudaine de redécouvrir ces lieux où Rouje n’est plus…
J’entre et m’immobilise presque sur le seuil, déjà prêt à répondre au salut d’une silhouette, et m’aperçois qu’il s’agit d’un être inanimé, l’un de ces personnages noirs et figés qui jalonnent la salle. Les proprios en ont hérité d’une activité de Robert Lepage. Puis c’est la scène, ouverte, sur fond noir. Face à elle, en deçà du mur de brique, le bar surplombé d’une longue mezzanine où un jeune couple achève de manger. On nous a reçus avec le sourire, ma compagne et moi. Nous avançons, décidés à explorer la longue pièce jusqu’au fond, mais nous bifurquons vers une amie, installée au comptoir, venue souper ici tout comme nous. L’instant d’après, encadré de deux présences féminines, je lève à leur santé mon verre de champagne (Marc Chauvet, importation privée). Ma compagne s’est fait servir la même chose, en attendant de passer un peu plus tard à un rouge sicilien – Benuara Rosso IGT (Domaine Cusumano, 2005).
On ne s’amène pas ici que pour manger. À preuve le programme des spectacles de jazz, dont "L’après-brunch" des dimanches. Mais on y est aussi, en tout temps, pour ces mets "en snack" dont je parcours la liste à satiété. Nous ne parlons que victuailles, grignotant en continu olives vertes (ail et citron), kalamatas et chips maison (au sel de mer et paprika fumé).
À mesure que l’on commente pour nous les détails de la carte, la faim m’arrive par petites vagues insidieuses. Calmars farcis à l’armoricaine, têtes de calmars, beignets de crabe, jambon serrano… J’en prends déjà l’odeur. Du moins, je la conçois, car nous n’avons même pas commandé. Alors, quand on nous décrit les côtes levées de boeuf, je flanche. Nous optons en choeur pour l’assiette de dégustation: pour chacun de nous, six spécialités maison alignées sur une longue planchette de bois. Je suis devant ce beau clavier où l’on peut jouer du doigt ou de la fourchette – et même dans les bols qui ne sont pas les miens, pourvu que l’on m’y autorise. Je peux, vraiment? Me voici donc goûteur sans frontières, sautant des pois chiches aromatisés au jambon serrano (trop salé) aux grosses crevettes grillées (à l’ail, persil et chorizo) qui me font promettre de leur revenir. Petite escale à droite: ce qu’on m’avait dit des côtes levées de boeuf n’a rien d’une légende urbaine. Cette viande vous fond tout de suite dans la bouche, car elle redoute les coups de dents. Plus tendre que cela, ce serait de la moelle. Juteuse, avec ça, et assaisonnée juste assez pour la mettre en valeur. Qui mange quoi, maintenant? Peu importe. Je m’abstiens de toucher aux croûtons pour ne pas gâcher mon appétit, car j’en arrive bientôt aux têtes de calmars à la planxa en persillade, fais un crochet du côté des légumes grillés, tièdes et relevés d’une vinaigrette aux anchois (qui ne s’impose pas trop), appréciant particulièrement la délicatesse d’un chef qui pense à peler ses poivrons. Servis avec une trempette de kéfir aux herbes et citron vert, les beignets de crabe s’avèrent aussi délicieux que le reste, légers et sans excès de gras. Pour un peu, les moules à l’escabèche me feraient oublier de retourner aux crevettes comme je l’avais promis… De la droite m’arrive un mignon petit calmar (ou plutôt une seiche), farci à l’armoricaine d’un chorizo qui vous parfume la bouche sans y laisser de brûlure.
Manger sans programme, quel bonheur! Je récapitule donc, révisant de la fourchette tous ces bols alignés, sans oublier d’en sauter afin de pouvoir rebrousser chemin. Une fois dehors, je me demanderai encore si j’ai vraiment goûté à tout… Pour le moment, il ne me reste qu’une petite place, suffisante pour une bouchée de pastilla au chocolat, poire confite et crème sure. Et une autre pour l’un des trois caramels qui se sont discrètement posés devant nous. Il nous faut bien partir, à un certain moment, mais ce n’est qu’un au revoir.
Le Cercle
228, rue Saint-Joseph Est, Québec
Téléphone: 418 575-9942
Mets à la carte: 3 à 12 $
Desserts: 4 et 5 $
Souper pour deux (incluant boissons et taxes): 48,43 $
Légende /
grande table : 5 étoiles
très bonne table, constante : 4 étoiles
bonne table : 3 étoiles
petite table sympathique : 2 étoiles
correcte mais inégale : 1 étoile