Ils s’appellent Christian Servant, Daniel Racine, Stephen Matthews et Liette Lauzon. Ils sont poissonnier, fraisiculteur, apiculteur et maraîchère. Chaque jour, ils sont au rendez-vous dans leur champ ou à leur kiosque. Depuis des années, voire des dizaines d’années, ces personnes font l’âme du Marché Jean-Talon. Pour leur rendre hommage, la journaliste et auteure culinaire Susan Semenak vient de publier un livre intitulé Marché Jean-Talon, recettes et portraits.
« C’est un endroit spécial, explique la femme lors d’une rencontre au marché. C’est un microcosme. Je suis touchée par son côté éphémère et humain. C’est ce que j’ai voulu faire ressortir. » Pendant deux ans, elle a côtoyé ces artisans de la gastronomie montréalaise. Été comme hiver, elle les a rencontrés sur leurs lieux de production et à leur étals, à l’occasion plusieurs fois par semaine.
Elle y a découvert un univers parfois rude aux personnages pas toujours très volubiles, pourtant elle a toujours été bien accueillie. Pour Jacques Rémillard, producteur de légumes, les visites de l’auteure ont été « correctes ». Pas peu fier, il regarde le livre où il apparaît en photo au milieu de ses plantes. Durant l’hiver, à Saint-Michel-de-Napierville, il s’occupe de ses semis qui produiront les fines herbes et les légumes vendus au Marché Jean-Talon.
Dans le livre, il est « l’expérimentateur » qui a le don pour les plantes exotiques. « J’essaie plein de nouvelles variétés. Ce sont les clients qui m’inspirent en me parlant de légumes que je ne connais pas, explique l’homme devant son kiosque rempli de betteraves de toutes les couleurs. Certains me ramènent des graines de leurs voyages. Cette année, je vais essayer les oignons des Cévennes, les racines de cerfeuil et le raisin de table. »
Mais la variété d’aujourd’hui n’a pas toujours été présente au kiosque de Jacques Rémillard. L’homme qui travaille ici depuis 40 ans raconte que le marché a beaucoup changé. « Au début, on vendait des tomates et des poches de 50 livres de patates. On n’avait pas le droit d’importer de fruits. On en trouvait seulement pendant deux semaines durant la saison », se souvient-il.
Tradition italienne
Malgré les évolutions du marché, il y a des têtes qui ne changent pas. Au kiosque animé des frères Birri, ce sont les mêmes depuis longtemps. « Est-ce que je suis dedans? » demande Frank Baldassarre, gérant du kiosque, en voyant arriver Susan Semenak, son livre à la main. L’équipe en salopettes vertes se regroupe autour de l’exemplaire. Rires et commentaires vont bon train.
Véritables vedettes du marché, les deux frères italiens apparaissent à plusieurs reprises dans l’ouvrage. Lino et Bruno ont grandi dans la rue Drolet et travaillent au marché depuis près de 50 ans. « C’est important que les gens en sachent un peu plus sur notre métier et qu’ils connaissent mieux nos produits », explique Lino Birri, content de voir le livre.
Ici, l’Italie n’est jamais très loin. Chaque midi, ce sont les mammasde l’équipe qui fournissent le lunch: penne et sauce tomate maison avec boulettes de viande, pizza, lasagne et aubergines parmigiana. À défaut de pouvoir y goûter, les visiteurs repartent avec la recette. « C’est ce que j’aime, on pose une question sur les fleurs de courgettes et on repart avec plein d’idées pour les cuisiner », note Susan Semenak qui vient de se faire expliquer une version avec ricotta, lard, shiitakes et réduction de balsamique.
Un voyage perpétuel
Avant de quitter le marché, elle veut faire une dernière halte chez Robert Lachapelle, du Havre aux glaces. « Son histoire est merveilleuse, elle vaut la peine d’être entendue », assure la journaliste. En effet, l’homme était fiscaliste. Lors d’un voyage au Bélize, il a dégusté un sorbet à la mangue qui l’a fait changer de cap. À son retour à Montréal, il lâchait son emploi et apprenait à confectionner des crèmes glacées. La suite se passe au Marché Jean-Talon et pas ailleurs. « C’est ici que je voulais être. J’aime le contact des gens. Ça me fait voyager », assure l’homme qui n’échangerait pas sa place derrière le comptoir.
Faisant partie des derniers arrivés au marché, il a toutefois dû apprendre les codes. « Nous sommes en ville, mais ici, c’est le monde des ruraux avec leur réalité. C’est leur marché et je les respecte beaucoup », confie le glacier.
Quand il s’est installé, il y a sept ans, il a senti un peu de méfiance. Mais quelques bouchées de sorbet plus tard, il était de la famille. « Mes glaces sont préparées avec leurs fruits et leurs produits. Quand je leur fais goûter le résultat, ils sont contents. C’est une belle occasion de créer une relation de confiance », poursuit l’homme qui conclut: « Le marché, c’est un village. Je me sens comme un invité qui a atterri sur une île peuplée de gens. Je me sens privilégié de participer à tout ça. »
Marché Jean-Talon, recettes et portraits
de Susan Semenak
Éd. Cardinal, 2011, 256 p.