Vie de chef : Survivre au stress
Dernier dimanche de janvier. En Suisse, un chef réputé se donne la mort. Qui reste inexpliquée depuis. La restauration est-elle vraiment un métier de fou? Conseils croisés de deux chefs (presque) équilibrés.
Le chef Benoît Violier, 44 ans, ne connaissait que le succès. À la tête d’un restaurant trois fois étoilé près de Lausanne, l’avenir lui souriait. Et pourtant. Une perte pour la gastronomie? «Non», réplique du tac au tac Charles-Antoine Crête, chef du Montréal Plaza. «J’ai d’abord pensé à sa famille. Et je me suis demandé, encore une fois, quel était mon niveau de bonheur. C’est une question que je me pose chaque minute.»
Le stress dans le milieu de la restauration fait les manchettes, ces temps-ci. Et pourtant, le métier de chef n’est pas le plus angoissant du monde. Il ne figure même pas dans la liste des professions les plus stressantes recensées par les dernières études du genre, comme pompier, policier, militaire, ouvrier ou même… journaliste! Mais il faut croire que l’aura autour du métier de chef a de quoi séduire et susciter une certaine crainte. La faute peut-être à une surmédiatisation de la profession, et à quelques stars de la télé comme Gordon Ramsay, qui a su jouer la carte de l’homme sous pression, enrôlé dans des brigades survoltées.
Ce sujet est d’ailleurs peu étudié. La recherche en santé mentale est évidemment active, mais pas dans ce secteur en particulier. L’Association des restaurateurs du Québec n’a rien à en dire, si ce n’est de voir (ou revoir) le documentaire Sous pression (Marie Carpentier, 2013), qui raconte la vie de chefs au quotidien.
Pour en avoir le cœur net, deux chefs d’ici s’interrogent sur le métier. Le premier, Charles-Antoine Crête, l’hyperactif, ancien chef de cuisine chez Toqué!, vedette d’un autre temps d’un documentaire survolté, Durs à cuire (Guillaume Sylvestre, 2007), où il croisait sa folie avec ses comparses Normand Laprise et Martin Picard. L’autre, Stéphane Modat, l’intello-zen, inventeur de la cuisine architecturale au restaurant l’Utopie de Québec, un ancien des frères Pourcel du Jardin des sens de Montpellier, et désormais à la tête du prestigieux restaurant Champlain du Château Frontenac.
Attraper Charles-Antoine Crête au vol n’est pas si difficile. Désormais copropriétaire de son restaurant, le Montréal Plaza, il prend le temps de parler, même entre trois coups de téléphone et autant d’interruptions des membres de son équipe qui ont toujours mille questions à lui poser.
Vraiment stressant, ce métier? «En restauration, il faut aller vite mais prendre son temps», répond le chef en se balayant nerveusement les cheveux. Il remet sa tuque. «Le truc, c’est de savoir déléguer.» Près de 15 ans d’expérience dans les cuisines du Toqué! lui ont appris une chose: on ne fait rien tout seul. Avec sa complice de tous les instants, la chef Cheryl Johnson, le gars sait renvoyer la balle. «Je ne décide jamais rien sans avoir un plan B, C, D, E et F. Il faut faire attention de ne jamais se mettre dans une situation difficile. Il faut rester réaliste. Tu apprends à vivre avec le stress. Il faut l’utiliser pour les bonnes raisons.»
Ces chefs-là travaillent un nombre incalculable d’heures par semaine. Ils ne les comptent même pas. Stéphane Modat tempère. «J’ai appris le métier en France, dans un trois étoiles. Ça jouait dur. C’était un régime de terreur.» Pays qu’il a quitté pour profiter de son métier dans une ambiance plus sereine. «Dans ce métier, faut être rassembleur, travailler en équipe et partager le stress.» Son truc? «Je fais du ski, je vais à la pêche et j’ai quatre enfants.» Bref, il suffit d’avoir une vie, comme dirait l’autre.
«Oui, c’est stressant. Pendant la semaine de la Saint-Valentin, on a servi 600 couverts en quatre jours. Il faut être organisé, et être un bon leader d’équipe. On travaille de 8h à minuit, c’est vrai. Mais j’aime ça. Je m’amuse encore. J’aime me mettre en danger.»
Rencontrer les fournisseurs, aller faire un tour au marché, créer de nouveaux plats, former les équipes, s’assurer de la bonne comptabilité… le boulot de chef est exigeant. Les journées commencent tôt, et finissent tard. «Ouvrir un restaurant, raconte Charles-Antoine Crête, c’est deux ans de préparation pour bien organiser la structure. Il faut un bon plan d’affaires et s’entourer de personnes compétentes. L’important, c’est de trouver du monde pour pallier ses faiblesses.»
Des dézingués, Charles-Antoine Crête en a rencontré plus qu’il n’en faut. Des cuisiniers tellement stressés, dopés au café, aux boissons énergisantes (et à toutes autres sortes de drogues), qu’il fallait leur apprendre à prendre une pause, à manger avant le service, et surtout à arrêter les excès.
C’est sûr que c’est tentant, ajoute Stéphane Modat. «Nous sommes des émotifs, des créatifs, des artistes, c’est normal de fêter après une grosse journée de travail. Et j’ai vu ça dans d’autres métiers, pas juste en cuisine! Je lisais l’autre jour que nos corps sont composés à 90% d’eau. Nous sommes des concombres avec de l’anxiété. C’est tellement vrai!»
Charles-Antoine a appris à déléguer. Stéphane Modat, à relaxer. «J’ai fait de la méditation pendant plusieurs années. De l’aïkido aussi.»
Quand il se compare aux Européens, Stéphane Modat se console. «On n’est pas dans la course aux étoiles, mais on est dans la course à l’excellence, c’est vrai. Mais il ne faut pas oublier qu’on fait juste de la cuisine.»
Les temps risquent de changer, cependant, avec l’arrivée imminente du guide Gault et Millau cette année dans le monde de la restauration au Québec. Et qui sait quand débarquera le fameux guide Michelin. Nos chefs n’en ont pas fini de stresser. Les étoiles ont beau être lumineuses, elles n’en sont pas moins éclatantes d’une certaine anxiété.