Crâne rasé, costume noir et coups d’œil fréquents à son cellulaire, Jérôme Bocuse a plus l’allure d’un businessman américain que d’un chef français. En fait, c’est qu’il est un peu des deux. Il dirige le pavillon de la France de l’espace Walt Disney Worlds Epcot Center, en Floride, en plus d’avoir de nombreuses responsabilités au sein du Groupe Paul Bocuse à Lyon. Mais il reste avant tout un fier ambassadeur de la cuisine française, et surtout lyonnaise.
VOIR : Quelle vision avez-vous de la gastronomie québécoise?
Jérôme Bocuse : Cette fois, j’ai mangé chez Park et Ferreira. J’ai aussi enfin eu l’occasion de goûter à la poutine! C’est ma quatrième visite à Montréal ; je viens souvent pour le Grand Prix. Au Canada ou aux États-Unis, j’ai du mal à définir une gastronomie avec une identité forte, comme c’est le cas pour la France ou l’Italie. Elle est dure à identifier ici. On retrouve plutôt un melting-pot, une cuisine très multiculturelle. Mais c’est une diversité qu’on ne retrouve nulle part ailleurs… L’accueil, la générosité des Québécois se retrouvent dans leur cuisine.
Ça fait maintenant une vingtaine d’années que vous êtes installé aux États-Unis…
J’y suis allé pour étudier au Culinary Institute of America, puis à l’International School of Hospitality de Miami, et parce que je voulais découvrir un autre pays. Avec le nom de Bocuse, c’était aussi le moyen de partir un peu à l’anonymat. Aujourd’hui, je gère un gros complexe à Orlando avec deux restaurants, une boulangerie- pâtisserie… Je suis très fier de représenter la cuisine française à l’étranger.
Comment est-elle vue aux États-Unis, cette cuisine?
La plupart de mes clients sont des familles du Kentucky, etc., qui souvent n’ont jamais mis les pieds dans un resto français; il faut leur expliquer ce qu’est une blanquette de veau. Aux États-Unis, les gens ont tendance à associer cuisine française à cuisine chère, très riche et lourde… Alors que ça peut aussi être une bonne cuisine de brasserie, légère et accessible.
Faire carrière dans la restauration, ça a été une évidence pour vous?
Non, mais j’étais beaucoup plus jeune quand je me suis posé la question. Il y a une trentaine d’années, le métier de chef n’avait rien à voir avec aujourd’hui. Je voyais mon père se lever très tôt tous les jours, travailler sept jours sur sept, il n’avait pas de Noël, de vacances… Quand vous êtes enfant et que vous grandissez là-dedans, ça ne vous inspire pas vraiment comme métier. Moi, il n’y avait que le sport de haut niveau qui m’intéressait. Mais je n’ai pas perdu mon temps pour autant : j’en ai retiré la volonté d’être le premier, la concentration, la capacité à ne pas me dissiper… Il faut beaucoup de rigueur, et savoir observer une certaine hygiène de vie, autant de choses qui me servent aujourd’hui dans la restauration.
Poursuivre la dynastie Bocuse, ça doit quand même être une sacrée pression…
La barre est haute, mais je n’ai pas la prétention de remplacer mon père ; il n’y a qu’un Paul Bocuse. Je ne réinvente pas la roue, mais je veux m’assurer qu’elle continuer de rouler. Mon père arrive à un certain âge, il a la maladie de Parkinson… Je passe environ dix jours par mois en France. Et puis, on est toute une équipe derrière le groupe Paul Bocuse. C’est un groupe familial où les managers ont des parts dans l’entreprise ; un business plan un peu différent de ce qu’on voit d’habitude, mais c’est la vision de mon père.
Aujourd’hui, en tant que chef, comment peut-on s’adapter aux nouveautés dans les habitudes alimentaires et les mœurs à table tout en préservant un héritage et une tradition culinaires?
Pour moi, évoluer c’est aussi savoir garder une constance, pour mieux se rapprocher de la perfection. La gastronomie classique se perd aujourd’hui : il n’y a plus beaucoup d’endroits dans le monde où on peut manger de la bonne cuisine classique. Les chefs, certains en tout cas, se sont laissés inspirer par les modes, les influences d’ailleurs… C’est comme dans la peinture ou la musique : il faut de tout pour faire un monde. Mais je pense que la cuisine classique aura toujours sa place. Chez Bocuse, notre cuisine évolue, tout doucement. On reste avant tout sur le produit, avec des os, des arêtes… Et c’est un produit identifiable : quand le serveur amène l’assiette, il n’a pas besoin d’expliquer ce qui s’y trouve.
Qu’est-ce qui vous agace le plus dans la cuisine contemporaine?
En ce moment aux États-Unis, c’est la grande mode de « farm to the table ». Ça me fait un peu rigoler : chez nous on fait ça depuis 200 ans, c’est des pratiques qu’on ne mentionne même pas tant ça nous semble évident. Sinon, certains chefs très influencés notamment par la cuisine moléculaire. Ils deviennent des chimistes avant d’être des chefs : ils font de la fumée et de la mousse mais ne connaissent pas les coupes des légumes, ils font tout et n’importe quoi car ils n’ont plus de codes dans leur cuisine. De la fumée, ça va peut-être étonner le client, mais il ne faut pas oublier avant tout qu’il doit se régaler…