Coup de chapeau dans les étoiles
Avec ses toques et ses notes, la critique de restos est suivie de près ou dénigrée pour sa subjectivité. A-t-elle toujours autant d’impact? Les étoiles ont-elles encore leur place? On en a discuté avec les deux côtés de la table: chef et critique.
«Entre amis, tu vas au resto; entre ennemis, tu te souhaites d’ouvrir un resto, plaisante Jérôme Ferrer. Mais le chef de l’Europea est à moitié sérieux: un resto, c’est un travail de fou, et à la pression du quotidien s’ajoute celle des critiques gastronomiques. «Chef, c’est un métier artistique, et donc avec beaucoup de sensibilité – et de responsabilités financières aussi. On est sur du 4% de marge de bénéfice pour un resto, on est donc toujours à une marche de se casser la figure», résume Jérôme Ferrer.
Et une mauvaise critique peut faire des ravages: dépression, burn-out, voire suicide… Le chef tempère son propos: «On ne va pas se voiler la face: quand on a une reconnaissance, ça fait toujours extrêmement plaisir. Mais on ne fait pas ce travail pour les trophées. Pour ça, il y a des concours, comme les Bocuse d’Or. Quand on est chef, on doit vouloir avant tout décrocher la satisfaction des clients: les meilleures étoiles, c’est le taux de remplissage du resto. Certes, une bonne critique peut aider à amener le client dans un resto par curiosité, mais il faut ensuite qu’il aime et qu’il revienne…»
Même son de cloche chez Charles-Antoine Crête, nommé chef le plus créatif par Canada 100’s Best 2017, et son Montréal Plaza, 11e meilleur resto du pays. «C’est certain que les étoiles ont un impact, et c’est flatteur pour toute l’équipe. Mais personnellement, je ne me lève pas le matin pour ça. C’est le fun une récompense, mais le lendemain, la vie continue. La priorité, c’est l’équipe: si on est bien dans notre tête, si on a de bons équipements, on va rendre les gens heureux.»
S’il est à la cuisine, il souligne que toutes les facettes du restaurant sont importantes, de la salle à la plonge. Le chef du Montréal Plaza assure par ailleurs ne jamais lire les critiques, bonnes ou mauvaises: «C’est ma façon de rester neutre. Je veux aussi m’éloigner de ça, pour pas que ça m’enfle la tête ni que je fasse une dépression. La vie est déjà assez stressante comme ça, on va pas en rajouter…»
Quand une critique sur le Montréal Plaza sort, l’équipe en parle peu ou pas. Les employés peuvent poster des articles concernant le resto sur les réseaux sociaux, mais Charles-Antoine Crête les interdit de commenter. C’est qu’il se méfie de la gloire: «L’ego, ça tue. Il faut le gérer intelligemment, car ça peut nous manger. Moi, je me remets en question tous les jours; c’est pas maladif, mais pas loin. Les compétitions, je n’ai pas de temps à perdre pour ça. De toute façon, plus t’as de succès, plus t’es dans la marde…»
«La compétition, quand elle est saine, c’est bon»
Entre eux, les chefs ne sont pas toujours tendres. Dans ce domaine très compétitif, les couteaux volent parfois bas. «Il y a une explosion de l’art culinaire depuis environ cinq ans. Et depuis, on ressent une certaine animosité, constate Jérôme Ferrer. Il n’y a pas cet esprit de communauté entre les cuisiniers comme on veut parfois le laisser croire. Et c’est normal: tout le monde est sur la défensive. Mais il faut que les gens comprennent que la compétition, quand elle est saine, c’est bon. Les meilleurs restos vont rester, et tant mieux pour le consommateur! Mais ça va prendre un certain temps pour que l’on comprenne que le soleil peut briller pour tout le monde…»
Le chef cite en outre des modèles comme TripAdvisor, où tout le monde peut publier sa critique: certains se défoulent alors sur un resto sans jamais y avoir mis les pieds. «Un guide, c’est toujours plus sérieux. Si un resto passe soudainement de 5 à 2 étoiles, une visite de vérification sera faite, avance le chef. Mais avec certains guides sponsorisés par des industriels, il se peut qu’il y ait des répercussions sur ton resto si tu ne travailles pas avec leurs produits…»
Pour Gildas Meneu, journaliste gastronomique depuis près de 20 ans, si une critique se construit en effet autour de quelques critères subjectifs (qualité du service ou originalité des saveurs), elle s’appuie aussi sur des aspects plus objectifs: qualité du produit, température du service, présentation de l’assiette, respect de la recette originale dans les restos classiques, etc. «Je fais attention quand je trouve un plat trop salé, car ça n’est souvent pas unanime à table. Le sel, à la longue, j’ai appris que ce n’était pas mon truc.»
En outre, le critique adapte ses critères à l’endroit où il va. Et quand il part, il se pose toujours cette question, ainsi qu’à la personne qui l’accompagne: «Est-ce que tu recommanderais ce resto à quelqu’un de ton entourage?» Il faut aussi sortir de l’aspect purement culinaire, car la critique est une combinaison de plusieurs facteurs: il s’agit de réussir à résumer l’esprit d’un restaurant.
«Que j’écrive ou non un article, j’ai le même comportement, indique Gildas. Je regarde d’abord le menu; souvent, un menu trop long augure d’un resto moyen. Et j’adore poser des questions au serveur sur des produits que je connais pour voir s’il maîtrise son menu. Bien sûr, s’il n’y a pas un chat dans le resto, je vais concentrer ma critique sur l’assiette plutôt que de parler de l’ambiance…»
La critique, l’art de la nuance
Si certains critiques viennent en s’annonçant de la part d’un média, Charles-Antoine Crête est catégorique: quand un journaliste vient au Montréal Plaza, il ne fait aucun cadeau, et tout reste pareil. La visite d’un critique peut aussi tomber au pire moment. «C’est un métier humain, fait par des humains, et il nous arrive à tous d’avoir des mauvaises journées, souligne le chef Ferrer. Mais si un journaliste est là cette journée-là, le résultat peut être catastrophique, avec des conséquences psychologiques et financières.»
Gildas Meneu nuance : en cas de très mauvaise expérience dans un resto, il y retourne pour être sûr. «Mais c’est rare que tout soit nul dans un resto. La critique, c’est de la nuance, c’est jamais blanc ou noir. On peut dire ce qui ne va pas, mais il faut l’expliquer et le mettre en contexte. La critique doit rester populaire, claire, précise. Quand t’écris, tu donnes de l’info, mais surtout tu racontes un moment. Le but, ce n’est pas que l’expérience du lecteur soit exactement la même que la tienne, mais c’est qu’elle soit aussi agréable – après, s’il y a des champignons au lieu des asperges dans son plat, c’est pas grave… Un resto, c’est vivant, organique, c’est pas le même Big Mac qui se ressemble tous les jours, et heureusement. Les chefs changent, les restos aussi, et c’est ce qu’on aime chez eux!»
Si les mots peuvent décrire une expérience au resto, nombreux sont ceux, chefs comme critiques, qui pensent que les étoiles ou les toques n’ont plus leur place. Au Guide Restos Voir, on a décidé de transformer nos étoiles… en chapeaux: fini les notes, les restos sont classés selon leur genre (couronne, borsalino ou casquette). Jérôme Ferrer voit cela comme un changement bienvenu au Guide, qui évolue et se modernise.
«L’étoile ou la toque, c’est un peu passé date. Et les étoiles, ça faisait un peu Guide Michelin. Je suis très content que le Guide fasse ça, ça se prend moins au sérieux, confie pour sa part Gildas Meneu. Moi, je n’ai jamais fonctionné avec des grilles de notation au resto. Je veux avant tout raconter une histoire…» Malgré une rare critique vraiment négative de temps en temps – qui soulève en général un tollé –, les chefs québécois sont relativement à l’abri des parutions assassines.
D’ailleurs, Gildas Meneu trouve malheureux qu’il n’y ait plus de «critiques qui critiquent». «Il reste bien Lesley Chesterman. Elle n’hésite pas à dire quand ça ne marche pas, et j’aime ça! Mais les restaurateurs au Québec ne sont pas habitués à la critique… On est trop fins ici. Sans vouloir faire mon vieux schnock, la vraie critique existait dans les années 1980; aujourd’hui, je me fais parfois réécrire par mes éditeurs, qui adoucissent mes propos…» De toute façon, comme le conclut Jérôme Ferrer, «il n’y a pas de petite cuisine ou de grande gastronomie, il n’y a que de la mauvaise ou de la bonne cuisine».
Cette entrevue est à retrouver dans le Guide restos Voir