Portrait de chef : Jérémie Bastien
Après avoir papillonné de Sydney à San Francisco en passant par Vancouver, le chef est revenu à Montréal pour lancer le Monarque avec son père, Richard Bastien. Une histoire de voyages et de transmission.
Voir : Comment es-tu arrivé en cuisine?
Jérémie Bastien : J’ai grandi dans le domaine de la restauration: mes parents tiennent Le Mitoyen, ouvert depuis 45 ans à Laval, et j’ai grandi dans les cuisines. J’y ai été plongeur, commis en salle, puis au bar… C’est après le secondaire que j’ai décidé de devenir chef. Je suis allé à l’École hôtelière de Laval, tout en travaillant au restaurant Area avec le chef Ian Perreault. Puis j’ai fait un cours de cuisine actualisée à l’ITHQ, avec un stage en France; c’est ça qui m’a donné envie de voyager et de voir ce qui se faisait ailleurs en matière de restaurants.
À 20 ans, j’ai fait des démarches pour aller à San Francisco et voir ce qui se faisait sur la côte Ouest. J’ai travaillé là-bas pour la cheffe Nancy Hawkes, propriétaire du restaurant Boulevard – une institution à San Francisco! Ensuite je suis monté à Vancouver, et à 25 ans, j’ai eu mon premier poste de chef. J’étais parti pour y rester un an ou deux, finalement, j’y suis resté sept ans. C’est là que j’ai rencontré Lisa, ma conjointe et la cheffe pâtissière au Monarque. Puis je me suis tanné de Vancouver, j’avais envie d’autre chose… On a donc tout vendu et on s’est installés en Australie, à Sydney puis Melbourne.
Pourquoi avoir choisi Montréal pour ouvrir ton resto?
J’avais besoin de revenir à la maison et de me poser, après 10 ans ailleurs. Et ça avait toujours été dans mes projets d’ouvrir mon restaurant avec Richard, qu’il m’aide à m’établir. On savait depuis le début que ça allait arriver : pendant que j’allais chercher un peu d’expérience à l’international, Richard commençait à mettre des sous de côté pour ce projet. Mais on ne se doutait pas que le Monarque allait prendre cette ampleur! Au début, je cherchais un local de 80 places assises, pour ouvrir le soir seulement… Finalement, on est ouvert de midi à minuit en service continu, on a 175 places et une salle de groupe de 30 personnes.
L’espace se distingue par son architecture particulière, à deux façades. La bâtisse date de 1840; avant, elle abritait l’hôtel Ottawa, qui contenait l’une des grandes tables de Montréal dans les années 1850. On trouvait qu’il y avait un fort côté historique dans tout ça. Ça a pris quatre ans à préparer le projet, dont deux ans de travaux. Le projet a évolué pendant qu’il se bâtissait. Ça donne des lieux très réfléchis et ergonomiques. On s’est beaucoup impliqués dans les décisions avec les architectes et les designers, et le produit final est plus abouti que si on avait donné carte blanche à quelqu’un. Ça fait un lieu qui nous ressemble, qui a une âme et qui se distingue des autres restaurants. On l’a pas bâti comme un établissement à la mode qui va faire un feu de paille. C’est le lieu qui a dicté le concept du projet: un restaurant à deux volets, avec un côté brasserie inspiré des brasseries européennes, et un côté salle à manger. C’est assez unique.
Comment se différencient ces deux volets?
C’est deux restaurants. On peut venir dîner en brasserie et souper en salle à manger. Il y a des gens qui viennent plusieurs fois par semaine, on a un beau potentiel pour bâtir une clientèle régulière. La ligne de conduite est assez similaire entre les deux salles, c’est le même personnel, la même attention au client, la même carte des vins; le seul changement, c’est sur le plan de la nourriture. La brasserie se veut un peu plus démocratique, avec une approche entrée-plat-dessert. C’est une cuisine classique, bien faite. On a des steak-frites, des tartares… Le tout avec une grande sélection de vins au verre choisis par notre sommelier Olivier Fontaine, et de beaux cocktails.
En salle à manger, c’est une cuisine un peu plus travaillée, qui nous permet de nous exprimer plus, sans retenue, dans un écrin un peu plus grand public. Mais ça reste autour de la gourmandise et du plaisir de la table. C’est une formule à la carte en 4 services: entrées froides, entrées chaudes, plats et desserts. On est un restaurant de tous les jours avec une cuisine décontractée, facile d’approche. On veut que ça soit agréable, pas trop cérébral ou précieux; j’avais pas envie que le Monarque soit catégorisé comme un restaurant gastronomique ou d’occasion spéciale. On offre pas de menu dégustation, par exemple. J’ai une formation en restaurants haut de gamme où on faisait beaucoup de menus dégustation, mais j’ai de moins en moins de plaisir à en manger et à en faire, ou à être dans un environnement trop guindé. Passer trois heures à table, ça me ressemble moins.
Le nom du resto, il vient d’où?
Un jour, en Australie, j’ai vu un papillon et c’est là que j’ai trouvé. Le monarque est un papillon migrateur d’Amérique du Nord qui entreprend chaque année un voyage, et il revient ensuite à son point d’origine sur trois générations. Ça faisait un beau clin d’œil à la passation et au côté générationnel, avec Richard qui m’aide, et au voyage, ce qui renvoie à mon parcours culinaire. Ce parcours se reflète dans ce qu’on fait ici: une cuisine ancrée dans des bases françaises, car c’est ma formation, mais où on ressent le voyage. Il y a des clins d’œil japonisants avec les entrées froides de poisson cru ou les tartares, des influences d’Italie avec nos pâtes fraîches maison, d’Afrique du Nord avec du labneh ou de la chermoula…
Quel type de cuisine préfères-tu?
Autant j’aime le côté nostalgique du poulet rôti du dimanche, autant je peux avoir beaucoup de plaisir à cuisiner un curry végétarien de pois chiches et chou-fleur. J’aime aussi beaucoup la cuisine du Japon. Et de l’Australie – si on n’avait pas eu ce projet de restaurant avec Richard, je serais peut-être resté là-bas plus longtemps. J’ai beaucoup aimé Melbourne.
Un producteur dont tu aimerais souligner le travail?
La Ferme des Quatre-Temps, ou Jacques et Diane au marché Jean-Talon, qui font un travail exemplaire… Les légumes sont une grosse partie de ce qu’on fait : on a des plats construits autour des légumes, pas forcément végétariens, mais qui peuvent le devenir sur demande. On travaille le plus possible avec des légumes des fermes environnantes. Mais faut être réaliste sur l’utilisation des produits locaux: après le temps des Fêtes, dans les mois d’hiver, c’est toujours plus difficile.
Il y a aussi la ferme Beaurivage pour le porcelet, le Canard du Village ou encore le cerf de Boileau, qu’on va garder le plus longtemps possible au menu. On travaille avec le bœuf de l’Île-du-Prince-Édouard, qui est beaucoup plus naturel que ce qui se fait en Alberta ou aux États-Unis. Pas d’hormones de croissance, très peu d’antibiotiques… Le bœuf est abattu plus vieux, vers 36 mois au plus tôt, au lieu de 18 mois dans le cas des élevages avec hormones de croissance. Pour les viandes, on a un cellier à vieillissement.
Comment se passe la collaboration père-fils?
Richard s’est beaucoup impliqué dans le montage financier et les investissements primaires pour acheter la bâtisse. C’est pas quelque chose que j’aurais pu faire moi-même; et à son âge, Richard ne se serait pas lancé dans un projet comme ça si j’avais pas été là. On regarde les chiffres ensemble aussi. Le Monarque, c’est un gros bateau: on a presque une centaine d’employés. En trois mois d’ouverture, on était rendu à 500 clients par jour. Sinon, c’est ma cuisine, mais Richard va goûter des plats et donner son avis. On se parle régulièrement, des produits, des agencements de saveurs, de choses plus techniques comme la grosseur des portions ou le grammage des protéines. En gros, on gère ensemble l’immobilier et c’est moi le chef de cuisine et l’administrateur du restaurant. Parfois, il y a des légers conflits, mais on finit par s’entendre. On se ressemble beaucoup.
Selon toi, comment se place le Québec dans le monde de la restauration?
Il y a une belle clientèle ici, ouverte à plein de choses et qui aime aller au restaurant. Montréal est en train de s’établir comme une ville de restaurants, avec des établissements à l’identité assez forte. Il y a eu une tendance de cuisine plus riche, grasse et salée qui ne me ressemblait pas tant que ça, mais là on voit des choses plus délicates, des restos très créatifs. Il y a de la place pour différents types de restauration. Montréal devient aussi de plus en plus une destination culinaire. On va souvent à Toronto et on voit que c’est autre chose: il y a de bons restaurants, mais c’est un peu moins personnel, plus business. Il y a des salles à manger qu’on pourrait mettre dans n’importe quelle grande ville du monde, et ça, ça perd en popularité. Les gens ont envie de ressentir un lieu, une culture, une saisonnalité et un terroir.
Les gens d’ici sont sensibles au côté humain et de plus en plus soucieux de la provenance des produits. Au Monarque, on a par exemple décidé de ne pas servir de saumon d’élevage de l’Atlantique. C’est un produit qu’on voit beaucoup sur les menus et les cuisiniers sont un peu tannés! Mais c’est aussi une aquaculture tellement en demande qu’elle se fait parfois au détriment de la qualité, et avec une empreinte écologique assez négative. On sert ici des produits issus de la pêche responsable. On a le souci de choisir nos ingrédients en privilégiant les beaux produits d’ici, pas juste en pensant à la rentabilité du restaurant. On va privilégier l’agneau du Québec plutôt que celui de Nouvelle-Zélande, en facturant le prix que ça coûte. Et je pense que le client comprend ça.
Quels sont les restos que tu aimes particulièrement au Québec?
Le Battuto à Québec. C’est très différent de ce qu’on fait ici: 24 couverts, deux personnes en cuisine… Nous, on est 20! C’est une autre échelle, mais Paul et Guillaume font une cuisine très goûteuse, d’inspiration italienne, que j’apprécie beaucoup. On a aussi eu de beaux repas au Mousso à Montréal; Antonin et Massimo ont vraiment un talent qui mérite d’être souligné. J’aime aussi les menus plus classiques ou intemporels, comme à l’Express.
Les pires inconvénients et les plus beaux avantages du métier de chef, selon toi?
Au Monarque, pour moi c’est plus qu’être juste chef de cuisine. C’est devenu une PME. J’apprends à être aussi gestionnaire – à gérer des humains notamment. Il faut apprendre à déléguer, mais je reste aux passes tous les soirs. C’est vraiment ça mon métier. C’est très intense, très prenant comme responsabilité, on y pense tout le temps. Mais Lisa a cette force de m’aider à prendre du recul. Ici, le roulement des cuisines ne dépend pas de ma présence. Ça peut, et ça doit fonctionner sans moi. Le Monarque, c’est plus grand que moi ou Richard. Ça a sa propre identité.
L’avantage, c’est qu’on s’est offert une cuisine bien aménagée. On y passe de longues heures, donc c’était important pour moi d’avoir de beaux espaces bien réfléchis et agréables à travailler. On a tous connu des cuisines un peu à l’étroit, une plonge bancale, un sous-sol à plafond bas… Quand on passe 60 heures par semaine dans ce genre d’environnement, c’est pas facile. On a eu la chance de pouvoir s’offrir ces infrastructures, mais c’est aussi une carrière qu’on se bâtit avec ça. Ça a eu un effet d’attraction sur les gens de métier qui avaient envie de travailler dans un environnement professionnel, avec une équipe qui sait où elle s’en va. Et ça se ressent dans leur travail.
Le Monarque est à la base un restaurant familial. Même s’il a pris de l’envergure, il en garde les valeurs. Ça rejoint la façon dont on reçoit les gens dans le restaurant, dont on gère le personnel, etc. Je le dis souvent dans les réunions: la restauration, c’est vraiment un métier de passion, mais c’est aussi un métier d’équipe.