Les artistes de la cuisine
Si la gastronomie est le 11e art, certains chefs se font une spécialité de travailler les arts visuels dans l’assiette. Pendant ce temps, à la (fine) frontière entre création artistique et alimentation, le mouvement du food art prend de l’ampleur…
C’est un dessert dont on se souviendra. Alors que les assiettes des plats sont ramassées, Marie-Ève Bédard, maîtresse aux fourneaux du restaurant montréalais Chef’s Table, vient à notre table et y installe une large feuille blanche. Elle se met ensuite à y peindre notre dessert, à renfort de traits de coulis, de taches de sorbet ou de miettes de crumble saupoudrées. «Ça change! On voulait faire vivre une expérience différente, explique Marie-Ève. Et les clients aiment toujours quand le chef va à la table.» Une expérience qui lance aussi le dialogue; les clients questionnent la chef sur ses inspirations, ses techniques… Devant ce dessert un peu abstrait avec ses formes géométriques, le nom du peintre Miró revient souvent.
Dans ses créations, elle cherche à faire passer une image, et surtout à s’amuser. «Parfois, je peux avoir une inspiration en regardant un film», raconte Marie-Ève. Avant de partir en cuisine, la chef a suivi un parcours en arts et lettres au cégep, inspirée par sa mère artiste peintre. Dans ses plats, elle travaille avec plaisir textures et volumes. Le support aussi, très important pour le côté spectacle. «Les couleurs ont toujours été essentielles pour moi. J’aime manger avec les yeux, confie-t-elle. Un plat, c’est aussi une histoire, comment on la présente et comment on la raconte aux clients.» Mais au centre de ses créations, il y a avant tout le goût – «c’est pas tout de flasher avec les yeux, faut que le goût suive…»
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Même priorité chez Joris Larigaldie, chef exécutif au W Montréal, pour qui les plats sont d’abord une recherche des ingrédients et des saveurs: «Si le plat n’est pas extrêmement bon, le visuel ne sert à rien!» Au restaurant 1616, où il officiait avant, on se souvient de son Hommage aux automatistes, un plat servi sur une plaque en marbre avec des tubes de peinture. On pouvait ainsi agrémenter son cerf confit avec bleuets de trois purées de couleur. «Montréal m’a beaucoup influencé, confie Joris. Il y a ici une culture de la peinture qui est dingue. Je me suis rapidement abonné au Musée des beaux-arts; parfois, j’y vais juste pour regarder une toile pendant 30 minutes. Riopelle, Marc-Aurèle Fortin…»
Lors de ses débuts dans le métier, la technique l’ennuie rapidement et il ne voit dans la cuisine que son côté répétitif et artisanal. Jusqu’à ce qu’il rencontre des menus et des cuisines d’auteur – comme celles de Rasmus Kofoed, du restaurant Géranium à Copenhague ou de Francis Wolf du Hatley. Là lui apparaît alors tout le côté créatif et artistique de la gastronomie, et il se plonge dans la technique pour apprendre à mieux la maîtriser. En parallèle de son quotidien en cuisine, le chef, diplômé en arts, pratique aussi la peinture à l’huile et l’aquarelle.
«C’est avec la cuisine en premier que j’ai découvert que je pouvais exprimer des choses, indique Joris. Aujourd’hui, je veux construire des ponts entre les médias, la cuisine et la peinture; ça part du même endroit, des tripes. Mais chaque média a ses atouts et ses inconvénients. Y a des sensations que je trouve plus faciles à exprimer en cuisinant par exemple.» Il soigne ses présentations d’assiettes comme un tableau et entrecroise les techniques: utilisation de pinceaux et spatules à peinture en cuisine, toiles peintes à la cuillère… Au restaurant, le chef réfléchit à ses produits, à sa vaisselle et à ses couleurs avec le souci d’obtenir un beau visuel.
Côté ingrédients, il travaille souvent les tuiles, les produits séchés et déshydratés, qu’il fait contraster avec des purées fines et bien assaisonnées. Quant aux couleurs, exit les colorants artificiels, peu à son goût: Joris prépare des poudres avec des légumes et des fruits déshydratés et travaille volontiers les coulis. Un travail visuel à ne pas confondre avec du stylisme culinaire – «ça, c’est presque plus de la bouffe, pense Marie-Ève. Mais ça reste très intéressant de voir l’impact que peut avoir une touche d’huile sur une feuille…»
Certains poussent ce travail artistique et culinaire si loin que le repas est pensé comme un spectacle, pour devenir un événement en soi. «Le food art, c’est quand la nourriture devient désirable», explique Nicolas Fonseca, fondateur de In the Mouth. Si ce mouvement est mieux connu à New York ou Londres, où l’expérientiel a la cote, la demande est croissante à Montréal. «Il y a vraiment un intérêt pour ça; la demande est même plus forte que l’offre, assure Nicolas. Le public pour ça est beaucoup plus large que ce qu’on peut penser. Ici, on n’a pas encore de restos qui proposent autre chose que de commander un menu. Les gens veulent des soirées spéciales, immersives, différentes. Ça vient d’un intérêt pour l’expérientiel: les Montréalais vont dans des musées pop-up et aiment se mettre en scène…»
C’est ce type d’événements qu’organise In the Mouth. Issu du monde du cinéma et de la télé (d’où son intérêt pour le storytelling), Nicolas est un ancien producteur et réalisateur. «Je suis obsédé par la bouffe depuis tout jeune. Y avait de la bouffe dans tous mes courts métrages étudiants, et je faisais souvent des soupers thématiques, raconte-t-il. J’adore explorer la culture de la nourriture.» Comment appliquer à la nourriture les techniques et les textures qui caractérisent des artistes? Explorer le goût de la couleur? Autant de questions auxquelles l’entrepreneur tente de répondre via les performances qu’il organise, à la croisée des chemins entre l’installation artistique, le design et la nourriture.
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À l’occasion du 70e anniversaire du Refus global, Nicolas a bâti une expérience gastronomique sur mesure pour rendre hommage à Paul-Émile Borduas. Pour incarner son esprit de transgression, il n’utilise lors de la soirée que des aliments que les gens détestent (entrailles, betteraves, champignons…). «J’arrive avec un concept, pas juste de nourriture, mais aussi de la technologie, des chorégraphies, de la mise en scène. On travaille sur l’effet de surprise d’un plat via les couleurs, les odeurs… C’est pensé comme un scénario, détaille l’entrepreneur. Mais on a beau développer le plus grand scénario du monde, si le goût n’est pas là, il n’y a plus rien. Il faut parler aux cinq sens, mais sans laisser tomber la base!»
Pour ses performances, il recrute les chefs comme on recrute des acteurs pour un film. Il cite notamment Jean-Michel Leblond, très bon performeur dans l’espace et devant les gens, ou encore Stéphanie Labelle… «J’évite les chefs qui ressemblent à des programmeurs, un peu asociaux et control freaks. Eux, je ne suis pas capable de les faire briller.» La cuisine va ensuite à la rencontre du public. Car le food art, pour Nicolas, c’est aussi l’occasion d’échanger, sur un registre plus personnel et émotif que professionnel et cartésien. «Pour mon grand-père, la nourriture c’était son internet, et une table c’était un lieu pour aller à la rencontre des autres», confie l’entrepreneur.
Alors, In the Mouth, c’est de l’art ou de la bouffe? «Les deux», affirme Nicolas. Le food art, c’est enfin et surtout une nouvelle façon de rendre accessible la gastronomie. Un mot que n’aime pas beaucoup Nicolas: «Dans l’Histoire, la gastronomie a toujours été une chasse gardée, très rigide. Il fallait la mériter et s’y conformer. Mais le courant foodie a démocratisé tout ça.» Aujourd’hui, la nourriture est une matière pour s’exprimer – et de façon de plus en plus singulière. «Il faut créer les codes de demain, avance Nicolas. Et il faut que la nourriture soit au rendez-vous.»
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