Dans l’assiette des immigrants
Si le choc des cultures est parfois grand avec les immigrants, d’un côté comme de l’autre, il est une chose qui nous réunit tous: le fait de manger. L’alimentation est un excellent moyen de découvrir, discuter, s’intégrer, partager… Plusieurs organismes l’ont compris et créent des ponts entre les peuples grâce à la cuisine.
Rencontres place des Festivals
«On est tous dans la même soupe! On est des éléments humains qui se mélangent. Des harmonies de saveurs au sens large, des sociétés qui s’accordent…» Annie Roy a la métaphore habile quand elle parle d’immigration et des vagues d’arrivées qui ont façonné le Québec d’aujourd’hui. La cofondatrice de l’ATSA (Quand l’Art passe à l’Action) est notamment à l’origine de l’événement Cuisine ta ville, qui s’installe tous les deux ans en mai à la place des Festivals à Montréal. Une initiative venue «d’un besoin vital de rencontrer l’autre, indique Annie. Avec la montée du populisme et la peur de l’autre, il y a un besoin de rencontre entre la culture d’accueil et le nouvel arrivant.»
Sur les 11 abris Tempo qui occupaient le Quartier des Spectacles du 9 au 12 mai derniers, 3 étaient consacrés à la nourriture. Des immigrants d’hier et d’aujourd’hui y faisaient goûter un plat de chez eux, en expliquant leur recette et leur histoire. Les cuisiniers immigrés, sélectionnés après un appel à candidatures fait dans différents centres communautaires, travaillent en autonomie avec un budget donné. Ils font eux-mêmes leurs courses et organisent la confection de leur plat en respectant plusieurs paramètres, comme l’absence de four sur place et la durée limitée pour la préparation.
La nourriture est un bon premier contact entre les gens, quelles que soient leurs origines, pense Annie: «Le partage est très inhérent au fait de faire à manger. La nourriture est un liant car elle met dans une posture d’ouverture: on est dans la curiosité d’en apprendre, on a le goût de l’expérience…» L’organisme n’en est pas à sa première initiative autour de l’alimentation: lors d’État d’Urgence, événement centré sur les itinérants, il était déjà question de partager un repas avec les gens de la rue. «Le repas est une occasion de se rencontrer, d’aller vers l’autre. Ça enlève les tabous et la gêne. Manger est un besoin primaire qui concerne toutes les cultures!»
Au-delà d’être un plaisir et une nécessité, le repas revêt aussi un aspect culturel. Manger touche à l’identité et à la définition de soir, car la cuisine en appelle aux souvenirs et à l’histoire. C’est donc tout naturellement que les immigrants en viennent à parler de leur parcours: «La bouffe est un prétexte pour parler de son expérience de migration, raconte Annie. C’est le fun pour les immigrants d’avoir un petit public, de leur parler de leur plat et d’eux-mêmes. On donne la parole à ceux dont on parle beaucoup mais qui n’ont pas souvent l’occasion de s’exprimer. Et les gens sont touchés par le volet témoignage, par le fait d’entendre un immigrant raconter son périple…» Une assiette à la main, le public connecte d’humain à humain.
Pour l’immigrant, présenter un plat est une vraie fierté. Souvent, les badauds découvrent des ingrédients qu’ils ne connaissaient pas, inversant les rôles le temps d’une dégustation: ce sont alors les immigrants qui nourrissent les autres et leur apprennent des choses. L’organisme met en outre un point d’honneur à trouver des gens arrivés au Québec à différentes époques, afin de montrer l’évolution de la société à travers leurs récits. «C’est le fun d’avoir une belle panoplie culturelle, souligne Annie. Par exemple, il n’y avait pas de restaurant vietnamiens avant; c’était pas facile pour les premiers immigrants vietnamiens ici de trouver leur propre bouffe, leurs ingrédients…»
Après cette deuxième édition, Cuisine ta ville a publié un livre de recettes rassemblant les plats présentés, et souhaite remettre le couvert tous les deux ans, en plus d’organiser des tournées dans les quartiers. Ce que le public en dit? «Que du bon! Les gens sont emballés par ces partys de cuisine. Ça les ouvre sur l’autre. Pour les immigrants, ça donne un sentiment de bienvenue, ça leur offre une tribune au cœur de la ville, et ça envoie un message clair: «Tu es à ta place ici».»
Saveurs de Syrie
Lors d’un voyage au Liban, la documentariste et cofondatrice de Triplex Films Josette Gauthier fait la rencontre d’une activiste culinaire qui rassemblait des femmes dans un camp de réfugiés pour les faire cuisiner. L’initiative l’inspire beaucoup… De retour au Québec, fin 2016-début 2017, soit en pleine vague d’arrivée de réfugiés syriens, Josette a l’idée de créer un organisme sur le même concept. Au Centre d’Action pour les Réfugiés, elle rencontre une immigrée syrienne à qui elle propose son projet; il lui faut en effet une personne en contact avec des immigrées, et qui connaît la cuisine…
Elles lancent un appel, à l’issue duquel elles rencontrent une trentaine de femmes. L’objectif: créer un service traiteur d’économie sociale où les repas sont cuisinés par des immigrantes. Les Filles Fattoush naît en mai 2018. Sur demande, selon les événements, les cuisinières parlent de leurs plats aux clients et expliquent leurs parcours – l’occasion de se faire des contacts. «Elles cuisinent souvent des recettes de famille, et chaque femme apporte sa touche. Ça discute beaucoup en cuisine! rit Geneviève Comeau, la directrice. Chaque région a sa version d’un plat et ça donne lieu à des échanges intéressants.»
Pour l’organisme, le meilleur moyen d’aider quelqu’un en situation de pauvreté est de lui donner du travail plutôt que de l’argent. En offrant une première expérience de travail à ces immigrant, Les Filles Fattoush leur permet de sortir de l’isolement. Les cuisinières acquièrent ainsi de l’autonomie et peuvent ensuite plus facilement se trouver d’autres emplois. «C’est moins facile pour les femmes syriennes de trouver du travail, commente Geneviève. Elles sont souvent en charge de la famille et de la maisonnée. Dans la culture syrienne, ce sont les femmes qui cuisinent – elles savent vraiment toutes cuisiner.» Ce service traiteur représente donc un bon moyen pour ces jeunes arrivées de se faire des contacts et d’intégrer le marché du travail.
Avec plus de 500 commandes en un an et une centaine de clients (dont Sid Lee, IGA et Aire commune), l’organisme a récolté le mois dernier le prix Services aux entreprises au Gala Alpha de la Chambre de commerce et d’industrie Saint-Laurent–Mont-Royal. Les Filles Fattoush ont fait leurs preuves et ne comptent pas s’arrêter en si bon chemin. Pour les besoins de certains plats, l’organisme a fait venir certaines épices d’Alep, avant de finalement lancer sa propre gamme d’épices. On peut ainsi se procurer des mélanges comme du sumac, du zaatar… «C’est une façon pour nous de soutenir les artisans en Syrie», indique Geneviève.
Début juin, Les Filles Fattoush ont ouvert leur propre kiosque au Marché Jean-Talon à Montréal, à côté du fleuriste Binette et Fils; l’opportunité pour les immigrantes de découvrir le marché, de rencontrer des Montréalais et de pratiquer leur français, et pour les visiteurs de profiter de leurs plats sans avoir à recourir au service traiteur. Au menu: houmous, mezzes, baba ganoush, salade fattoush ou kebbes, mais aussi des jus syriens, comme ce mélange abricot et tamarin.
Une belle façon de découvrir cette cuisine, encore peu connue au Québec, et qui fait partie intégrante de la culture millénaire de la Syrie. Le pays se trouve sur la route des épices, donnant une cuisine riche en saveurs mais accessible à tout le monde. Et les clients des Filles Fattoush en redemande. «Le concept attire les gens: ils découvrent une cuisine, mangent bien et aident notre projet. Notre succès, c’est qu’on permet aux gens d’avoir un impact social, analyse Geneviève. Y’a pas de barrière quand on mange. Et c’est un excellent moyen de découvrir une culture…»