Arcade Fire x Paul Toussaint : Haïti, mon pays
C’est la volonté de mettre en avant la culture haïtienne qui a poussé Régine Chassagne et Win Butler à ouvrir leur restaurant haïtien, Agrikol, avec le soutien du chef Paul Toussaint en cuisine. Une mission humanitaire qui passe par la bouffe, le rhum et la musique.
Haïti, mon pays. C’est le début d’une chanson éponyme qu’on trouve sur le premier album d’Arcade Fire (Funeral, 2004). Les paroles évoquent notamment le régime de Duvalier, qui a poussé de nombreux Haïtiens à fuir le pays; c’est le cas d’une partie de la famille de Régine Chassagne, une des membres du groupe. Si elle a grandi à Saint-Lambert, Haïti, elle ne l’oublie pas. Aider le pays est même devenu une mission pour Arcade Fire: en plus de lui consacrer des chansons, le groupe montréalais verse à des associations humanitaires 1$ par billet vendu pour chacun de ses concerts.
Parmi ces associations, il y a notamment Kanpe, que Régine cofonde en 2010 avec la députée d’origine haïtienne Dominique Anglade, quelques mois après le tremblement de terre qui a secoué Port-au-Prince. Kanpe, ça veut dire «se tenir debout» en créole. Et c’est ce que veut montrer l’organisme: dans ses communications, on voit peu la misère qui étreint le pays, mais plutôt les actions positives mises en place, la richesse et la culture du pays aussi.
Paul Toussaint, le chef du resto Agrikol, s’est joint sans hésiter à la mission de Kanpe et a pris part à plusieurs de ses événements. «Y a des fondations pour lesquelles je ne donnerais jamais mon temps. Ils utilisent la pauvreté pour faire de l’argent, et cet argent ne va même pas à la communauté, avance le chef. Leurs équipes sur place dépensent tout. Par exemple, le CEO expat’ sur place peut toucher 200 000$ par an alors qu’il est dans un pays pauvre… Avec Kanpe, c’est autre chose.»
«Une soirée pour Haïti, ça peut pas être en cravate noire…»
Lors d’une collecte de fonds en juin dernier, Arcade Fire recevait le prix de l’Engagement social de la part d’Artists for Peace and Justice, en récompense pour son travail en Haïti et avec Kanpe notamment. Plus de 250 000$ sont récoltés pendant l’événement – dont 60 000$ offerts pour deux soupers cuisinés par Paul. La soirée est animée: Win Butler arrive en complet rose pastel et Régine en robe multicolore, puis Arcade Fire offre une performance endiablée et fait monter sur scène des musiciens haïtiens. Ça boit des ti-punchs et ça danse le kompa.
«Artists for Peace and Justice, ils sont bons pour collecter des fonds, mais leurs événements sont toujours très sérieux. On s’est dit que tant qu’à faire un événement à Montréal, il fallait qu’il y ait un DJ haïtien, de l’art de là-bas, du rhum, explique Win. Si tu veux aider et servir un pays, tu dois d’abord le comprendre, respecter et aimer sa culture. Une soirée pour Haïti, ça peut pas être en cravate noire…»
«Les associations ont souvent cette vieille habitude de mettre en avant les pauvres petits orphelins, et c’est cette image que les gens se font ensuite d’endroits comme Haïti, ajoute le musicien. Selon moi, la raison pour laquelle il faut travailler pour Haïti, c’est que le pays a beaucoup donné au reste du monde, et a reçu beaucoup de bullshit en échange. C’est plus une question de respect mutuel.»
Agrikol, resto DIY
C’est justement cette volonté de mettre en avant la culture d’Haïti qui a poussé Régine et son mari Win à ouvrir Agrikol en 2016 à Montréal, dans le quartier du Village. Régine travaille plus sur le côté esthétique de l’endroit – elle a d’ailleurs peint elle-même certaines des fresques murales qui ornent la salle et la terrasse. La porte d’à côté, c’est le Ti Agrikol, le bar où Win vient parfois faire le DJ. Il mixe la musique mais aussi les cocktails, travaillant avec attention la carte des boissons.
«C’est la culture du DIY. J’ai attrapé ça de tous les bords en Haïti, raconte Régine. Là-bas, on est habitués de faire les choses nous-mêmes, de prendre ce qu’on a et faire avec. On ne va pas payer pour tout: si on ouvre un resto, on le fait nous-mêmes. Le côté bricoleur, c’est très haïtien…» Agrikol baigne dans la culture du pays, mais il n’a pas toujours été accepté par la communauté haïtienne de Montréal; jusqu’à ce que le chef en cuisine soit un de leurs compatriotes.
«Les Haïtiens n’aiment pas qu’on les copie. Ils voyaient Agrikol comme des étrangers qui essaient d’accaparer leur culture», explique Paul Toussaint, aux fourneaux de l’Agrikol depuis deux ans. Immigré à 18 ans au Canada, il a étudié la cuisine au Collège LaSalle (dont il finit premier de promotion en 2011), puis a travaillé notamment au Bistro L’Aromate et au Toqué!. À l’Agrikol, il a fait sienne la mission de mettre en valeur la culture haïtienne. «Y a certaines cultures où les gens sont réunis par le jeu, ou autre chose; en Haïti c’est la nourriture qui les lie.»
La nourriture comme centre d’attraction
Un restaurant devenait donc le meilleur vecteur pour cette culture. «J’aurais jamais pensé avoir un resto avant. Jamais! dit en riant Régine. Mais quand j’étais petite, les moments où j’avais accès à un influx de la culture haïtienne, c’est quand on allait manger chez ma tante. La nourriture était comme le centre d’attraction pour toutes les autres choses autour, pour l’esprit communautaire et familial et tout ce qui en émane. C’est la même chose pour Agrikol: les gens viennent manger et c’est à travers la nourriture qu’ils ont l’expérience.»
L’expérience, c’est donc aussi la musique qui fait se dandiner les clients, les tableaux qui ornent les murs, les lanternes qui pendent dans la cour arrière… «Tu peux avoir tous les aspects de cette culture entre Ti Agrikol et Agrikol. C’est pas juste une question de bouffe, nuance Win. On dirait que la plupart des gens n’ont vu d’Haïti que des images de tremblement de terre et ne se rendent pas compte de tout ce que le pays peut offrir. Quand j’y suis allé, j’ai reçu tellement! Et le Québec a besoin de ce qu’Haïti a à offrir.»
Si aujourd’hui la culture caribéenne est plus mainstream, Régine assure que ça n’a pas toujours été le cas: «Quand j’étais petite, tu avais juste accès à la culture haïtienne à travers ta famille; dès que tu sortais de ce cercle, personne ne savait ce que c’était. Et tu te sentais un peu avide de la faire comprendre aux gens…» Aujourd’hui, il arrive souvent que des clients demandent à Paul où se procurer de l’art haïtien. Au chef qui ne parlait au départ qu’en termes de cuisine et de business, Win répond en parlant de vibe. «Maintenant, je comprends que c’est tout un package, souligne Paul. On ne peut pas sous-estimer la vibe dans ce resto.»
Un hommage au rhum
Depuis Agrikol, son discours d’immigré a changé. S’il expliquait toujours pourquoi ça allait mal dans son pays, il s’est rendu compte au contact de ses employeurs que ça n’est pas de ça que Haïti a besoin: «On a besoin de parler de ce qu’on a à offrir. Si tout le monde prenait la richesse culturelle d’Haïti et la vendait, nos problèmes seraient résolus tellement vite! On a une des cultures les plus influentes dans la Caraïbe, dans le monde aussi. Pourquoi on accepte qu’on parle seulement des tremblements de terre et des crises politiques? Tous les pays ont leurs problèmes. On parle de la République dominicaine comme d’un paradis à visiter, mais ceux qui vivent là-bas ont parfois plus de problèmes que nous. La Jamaïque, c’est pareil.»
Le chef cite la musique comme richesse, avec notamment le kompa et son énorme impact, l’influence des peintures haïtiennes aussi – «Malraux a quitté la France juste pour aller voir les œuvres de Saint-Soleil!» – et, bien sûr, le rhum. Agrikol a d’ailleurs été nommé en hommage à cet alcool, et il est selon Win l’endroit hors Haïti qui vend le plus de rhums haïtiens. «Même Barbancourt ne comprend pas comment on arrive à passer autant de rhum», rigole Paul, qui achète environ 30 caisses par mois pour le resto.
Si plusieurs pays des Caraïbes se disputent le titre de berceau du rhum, il ne fait pas de doute pour Win que c’est bien Haïti qui en est l’inventeur. Chaque endroit dans le pays produit son propre rhum ou clairin (un alcool moins distillé que le rhum, distribué depuis avril au Québec par la SAQ), et chaque famille a sa recette traditionnelle. «On ne voit pas ça ailleurs, assure le musicien. Pour moi, Haïti est synonyme de rhum, de la même manière que je pense à la tequila ou au mezcal quand je pense au Mexique. Mettre en doute l’origine du rhum, ça serait comme aller en Écosse et dire qu’on y boit du whisky au lieu du scotch…»
La confluence des cultures, l’âme de Montréal
Certes, gérer un resto à Montréal n’est pas chose aisée, même quand on a la popularité d’Arcade Fire. Le musicien confie d’ailleurs avoir parfois l’impression que «la ville ne veut pas qu’[on] réussisse». En tant qu’immigré, il souligne que c’est pourtant pour la nourriture, la culture ou la musique que les gens viennent à Montréal. «Quand je suis arrivé ici des États-Unis, la chose qui m’a le plus surpris c’est cette confluence de cultures, européenne, africaine, caribéenne… J’avais jamais vu ça avant. C’est un peu ça, l’âme de Montréal.»
«Le rêve ultime, c’est que cette place soit encore ouverte dans 50 ans et qu’on puisse récolter des fonds pour Haïti à travers le restaurant», avance Régine. Win aussi voit l’Agrikol comme un vecteur d’aide pour le pays: «On peut faire un million de collectes de fonds ou on peut faire quelque chose comme ici.» Le Texan vient tout juste d’avoir sa citoyenneté canadienne; mais quand il a regardé le Canada affronter Haïti au soccer, il était 100% haïtien.
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