Pénurie de main-d'œuvre : Et si la restauration était en fait un domaine d'avenir?
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Pénurie de main-d’œuvre : Et si la restauration était en fait un domaine d’avenir?

À Québec, la pénurie de main-d’œuvre préoccupe et touche plus particulièrement le milieu de la restauration. En fait, la situation est telle que certains bistros se voient forcés de fermer (pensons au Brigantin) ou de restreindre leurs horaires, même si les recettes gourmandes et financières sont incontestablement au rendez-vous. Mais qu’en est-il vraiment pour les travailleurs, celles et ceux qui mettent la main à la pâte pour faire rouler l’entreprise?

C’est surtout aux salariés, aux serveurs comme aux cuisiniers, qu’on avait envie de tendre le micro. Quand un média aborde la question de la pénurie de main-d’œuvre en restauration, c’est surtout à partir de l’angle entrepreneurial: défis liés à l’embauche, taux de rétention des employés, ce genre de choses. Récemment, d’ailleurs, le Montréalais Nicolas Delrieu s’est prêté au jeu de la lettre ouverte dans nos pages en dénonçant les no-shows, un terme généralement utilisé pour désigner les réservations de clients qui ne se présentent pas, au sein même de sa brigade. On l’entend beaucoup: les employés, aujourd’hui, n’auraient que faire de la loyauté.

Vraiment? En tout cas, cette croyance-là ne pourrait pas moins s’appliquer à Agata Krasuska, responsable de cuisine au Billig depuis maintenant 13 ans. Sa collègue Oderra Ndorere, au service quant à elle, n’est pas en reste. Elle célèbre son deuxième été au sein du resto breton de la rue Saint-Jean. «J’ai fait cinq ans au Société Cigare et puis j’ai changé de domaine, j’ai travaillé chez Desjardins. Après ça, je suis retournée en restauration.»

Mais chez Desjardins, pourtant, c’est réputé pour être de bons emplois, non?

«Vraiment. C’est de bonnes conditions, tu as des assurances collectives, un fonds de pension, un REER… Mais non, moi, ça me manquait, justement, le contact humain, de voir du monde et d’avoir du fun, de rire avec nos clients. […] Ici, ma boss est tellement conciliante pour me donner des congés. C’est tellement plus relax, l’horaire est plus flexible. Je ne peux pas parler pour toutes les serveuses de Québec, mais ici, on est vraiment bien traités.»

De gauche à droite : Agata Krasuska et Oderra Ndorere du Billig   (crédit : C. Genest)

Au bas du cap Diamant, dans le quartier Saint-Roch, on est allé à la rencontre de Josée Landry Sirois, une artiste visuelle qui partage son temps entre l’atelier et les fourneaux. Active dans le domaine de la restauration depuis plus d’une décennie, la serveuse devenue cuisinière pétrit la pâte à pizza napolitaine Chez Nina. Elle est entrée en poste il y a un an. «Moi, j’ai choisi de travailler en restauration. Je suis une artiste, t’sais. J’ai toujours sélectionné les endroits où je travaillais. C’est par plaisir. Quand j’ai choisi de travailler au Hosaka-Ya Ramen, c’était par intérêt pour la culture japonaise, pour ma brigade parce que, pour moi, c’est à peu près comme le même rapport que de partager un atelier avec d’autres artistes. Je pense qu’il faut vraiment être fou pour être artiste, comme je pense qu’il faut vraiment être fou pour travailler en restauration! Je vois beaucoup de corrélations, de similitudes dans l’entièreté des gens en restauration et des artistes. C’est des gens de passions, c’est des gens qui veulent offrir du beau, rendre les autres heureux.»

Non loin de là, affairée à plier les boîtes qui serviront au take-out, la gérante au service Kassandre Mainville entend notre conversation et ajoute son grain de sel. Celles et ceux qui ont un tempérament d’artiste risquent, selon elle, de fort bien performer dans ce cadre. «Moi, dans ma tête, la restauration c’est un bac à recyclage pour beaucoup d’artistes, de monde de théâtre, de monde de musique. Je veux dire… Les horaires sont un peu moins conventionnels donc on fitte avec les pratiques de théâtre, on fitte avec les shows. Nos employés peuvent finir un peu plus tard, mais avoir la journée pour pratiquer. Et, aussi, un repas, c’est un spectacle!»

De gauche à droite : Alex Gallant, Kassandra Mainville, Kaël Mercader, Sophie et Josée Landry Sirois du Nina (crédit : C. Genest)

Au-delà de la faune créative, le monde de la restauration attire aussi les grands voyageurs. C’est le cas de Japhael Trahan, un serveur dans un restaurant de la rue Saint-Jean extra-muros qui divise sa vie entre commandes et périples, petits plats et escapades sur le pouce. Le diplômé en éducation à la petite enfance n’a jamais, pour ainsi dire, occupé d’emploi dans son secteur d’études. Il s’est plutôt fait une vie à son goût, une vie de nomade, en tirant profit de la situation économico-démographique actuelle. «Je suis parti en voyage en janvier et j’ai étiré ça jusqu’en avril. Justement, à cause de la pénurie, je suis revenu et la journée même, j’avais retrouvé ma job. C’est ça qui est le fun, présentement. On a pas mal le gros bout du bâton. On est capables de dealer nos horaires. Les employeurs prennent ce qui passe et comme on connaît déjà notre job, c’est plus facile de nous reprendre que de former quelqu’un d’autre.»

Actif depuis cinq ans, dans les quartiers centraux de même que sur l’avenue Myrand non loin du campus de l’Université Laval, Japhael estime que la situation a beaucoup changé. Radicalement, à part ça. Les travailleurs ont aujourd’hui le loisir de magasiner leurs employeurs. Comme une revanche prolétaire? Oui, en quelque sorte. «Mon coloc vient de finir son cours en restauration. Des fois, en allant porter des CV, il peut se ramasser deux jobs dans la même journée. Il fait des tests pour vraiment choisir la job qu’il veut. Il peut faire du essaie-erreur jusqu’à tant qu’il trouve ce qui lui convient parfaitement. C’est le fun parce que c’est quand même un métier qui est vraiment instable. C’est rushant. Tu peux vraiment trouver une place où tu vas avoir des bons boss, des bons collègues, où tu fais assez d’argent.»

Japhael Trahan  (Courtoisie)

Julien Masia, chef propriétaire chez Arvi, en sait quelque chose. D’origine française, mais très en vue sur la scène gourmande locale depuis son arrivée en 2006, cet ex de L’Initiale, du Laurie Raphaël, de feu L’Utopie, du Cercle de la Garnison et du Bistro B remarque que la dynamique n’est plus du tout la même qu’à ses débuts à Québec. «Même dans les entrevues, tu le sens. Si c’est pas toi, c’est pas grave. C’est l’employé qui magasine. La game a changé. […] Moi, je trouve que c’est un peu comme dans le sport. On a perdu cette valeur de jouer pour son équipe. J’ai l’air d’un vieux et pourtant, j’ai juste 35 ans. Ce que je veux dire, c’est que dans le sport, avant, tu jouais pour une équipe pendant 10 ans, t’aimais ton équipe cœur et âme… Je dis pas ça pour ici, pour mon restaurant, parce que je sais que les employés avec qui je travaille adorent ce qu’ils font. Mais ce n’est pas partout pareil…»

De meilleures conditions qu’avant

Ayant occupé jusqu’ici de prestigieux emplois comme salarié, Julien Masia s’est affublé du blason de l’homme d’affaires en ouvrant son propre restaurant l’été dernier. Avec son associé François Blais, l’érudit de la bonne chère a pris soin de revoir le mode de rémunération des employés. Leur concept, par ailleurs, est franchement audacieux et unique. L’idée derrière ça, forcément, était d’attirer un maximum de main-d’œuvre. «Je dis pas qu’on a trouvé la solution, mais lorsque les clients viennent manger, ce sont les cuisiniers qui les servent. Ici, tout le monde fait du service et cuisine, que tu sois serveur ou cuisinier, tu vas faire les deux. C’est du réel, c’est pas un truc qu’on dit en l’air. Ici, donc, tout le monde est employé à pourboire.»

D’ailleurs, tout le monde fait aussi la vaisselle. Difficile de faire plus équitable.

Julien Masia  (Courtoisie)

Sans dire que les conditions de travail se sont assouplies, Kassandre Mainville a remarqué que les ressources humaines, l’épanouissement et le bien-être des employés, en somme, sont davantage pris en compte par les patrons de nos jours. «Moi, ce que je ressens beaucoup, c’est que la main-d’œuvre accepte moins tout ce qui était demandé sous l’ancienne garde de la restauration. Le fait de rentrer à midi, de finir à minuit, de devoir faire ton close, de pas avoir de pause pour manger. Si tu fumes pas, tu sais, t’as pas de pause. Il n’y a plus de ça. On finit tous plus tôt. L’espèce de “ta gueule pis clenche”, c’est plus accepté, il y a plus personne qui veut se faire dire ça. Et c’est correct.»

Chez Nina comme au Billig, des restaurants qui n’ont pas trop de mal à garder leur monde, de forts liens se sont tissés au sein de l’équipe au fil du temps. Le mot «famille» revient au quotidien: c’est même dans le titre du groupe Facebook qui regroupe tous les employés de la populaire pizzeria dans Saint-Roch. «La cheffe, c’est comme la mère. La sous-cheffe? Comme la tante. Après, on devient des cousins, des cousines. On est plus souvent ensemble qu’avec nos familles», confie Josée Landry Sirois. Dans le haut de la côte, la crêpière Agata Krasuska abonde dans le même sens et va encore plus loin. Dans son bistro breton, les employés ne sont pas que de simples collègues. Ils sont aussi des voisins de palier! «Dans la coopérative d’habitation où j’habite, ici dans le quartier Saint-Jean-Baptiste, quatre résidents sur sept travaillent au Billig.»

Au-delà de l’esprit de communauté qui enjolive les quarts de travail, du salaire plus que décent («on gagne très bien notre vie», confie Kassandre), de l’accès à de copieux repas et à des produits fins, les professionnels du milieu de la restauration aux ambitions nomades ont vraiment de quoi se complaire. C’est d’autant plus vrai lorsqu’ils travaillent pour des restaurants sis non loin des grandes artères touristiques. «Nous, ici, on a des grands voyageurs. Ils partent, mais ils veulent tous revenir, illustre Agata. En saison morte, quand on a besoin de moins de monde, ils sont tous partis en voyage, mais ils reviennent pour la grosse saison et on est bien contents.»

Ensuite, l’expérience en restauration, comme cuisinier ou serveur, peut également faire office de passeport, de laissez-passer pour l’aventure outre-mer. Julien Masia, lui-même venu de l’étranger, en sait quelque chose. «Quand t’as un bagage de restauration, je pense que tu peux voyager. Les gens croient que c’est juste plate parce qu’on travaille les fins de semaine et les soirs, mais c’est aussi un bon moyen de voyager et de s’épanouir dans le métier, d’aller apprendre autre chose un peu partout.»

Sans écrire qu’il s’agit là d’un métier parfait («c’est quand même dur pour le dos et mentalement fatigant», nuance Japhael), force est d’admettre que la restauration apporte son lot d’opportunités pour celles et ceux qui rêvent de parcourir le monde. Et c’est peut-être cela que les employeurs devront exploiter dans les années à venir, ce goût de l’ailleurs et de la liberté, pour pallier la fameuse pénurie de main-d’œuvre. Forcément, la solution passera par le recrutement à l’étranger. C’est même déjà commencé.