Après les bières de micro et les vins nature, voici le cidre nouveau
Finis les cidres industriels et trop sucrés : inspirés par le mouvement des vins nature ou les microbrasseries, de plus en plus de producteurs se mettent au cidre artisanal, créant des jus qui goûtent le terroir et s’invitent jusque dans les bons restos.
Marché Atwater, 1992. Christian Barthomeuf, du Clos Saragnat à Frelighsburg, propose une dégustation gratuite de ses premiers cidres de glace. Mais les clients évitent son kiosque comme la peste… La troisième fin de semaine, Christian remplace sur ses pancartes « cidre de glace » par « vin de glace de pommes » : c’est un succès, le public se presse au portillon. Jusqu’à récemment, le cidre a en effet eu plutôt mauvaise réputation au Québec à cause notamment de la surproduction de cidres de très mauvaise qualité, façon Baby Duck.
« On ne fait pas du vin avec des raisins de table. Et le problème au Québec, c’est que presque tous les cidres étaient faits avec des pommes de table, explique Christian. Le cidre industriel avait pris les commandes dans les années 70 et c’était pas buvable ; les gens étaient malades. » Dans ces cidres à base de pommes à croquer de type McIntosh, on ajoute entre autres des sulfites et du gaz, pour un résultat souvent trop sucré et plutôt linéaire au goût.
Bulles et macération
Cyril Kerebel, fondateur de La QV et breton devant l’Éternel, importe des cidres depuis les débuts de son agence à Montréal. « C’était pas une grosse manne. Je faisais venir ça plus pour le plaisir, et on les vendait à des micros et à quelques restos qui jouaient le jeu… » Parmi les premiers qu’il représente à l’époque, il y a notamment les cidres de glace du Clos Saragnat.
« J’ai fortement recommandé à Christian d’avoir des cidres effervescents, se souvient Cyril. Il les as finalement développés, et il a été le seul pendant quelques années à faire des cidres pétillants pas trafiqués, non dégorgés et plus funky. Les gens se sont alors rendu compte que le cidre avait du potentiel au Québec… » La première année, en 2007, ses quelque 1 000 bouteilles se vendent très rapidement. Christian Barthomeuf, que d’aucuns surnomment « le Pape du cidre », travaille « comme [s]on arrière-arrière-grand-père l’aurait fait » : « Je prends du jus de pomme, je le fais fermenter et je le mets dans une bouteille, tout simplement ».
Sur ses 8 à 9 cuvées annuelles (15 000 bouteilles aujourd’hui), 80% sont des cidres bouchés traditionnels, très secs et avec du dépôt. Au Clos Saragnat, pas de « pommes commerciales pleines de maladie » : « J’ai des pommes anciennes, acides et sauvages. Les McIntosh, j’ai essayé… ça va pas chercher beaucoup de complexité, disons. » Si la méthode et les pommes sont traditionnelles, Christian varie les couleurs en jouant avec les herbes qu’il trouve sur son domaine, comme la gentiane ou l’absinthe. « Mon cidre Le Truand, par exemple, est fait avec une petite macération d’aronia : il est rouge sang. »
« Une nouvelle génération crinquée »
Le cidre est toujours présent dans le catalogue de La QV, qui est aujourd’hui l’agence représentant le plus de cidriculteurs au Québec. Si elle vendait au départ surtout des cidres bretons, basques ou normands, l’agence a depuis diminué ses importations, « parce qu’on a des bons cidres au Québec », souligne son fondateur. En effet, les cidreries artisanales fleurissent depuis trois-quatre ans dans la province : Choinière, Polisson, Chemin des Sept, Entre Pierre et Terre, Alma, Le Somnambule… « Toute cette nouvelle génération, ils sont crinqués! », ajoute Cyril, enthousiaste. Après la renaissance des bières, des vins et des spiritueux, le cidre s’annonce comme le nouveau venu dans la grande famille des alcools de terroir.
Ces nouvelles cidreries travaillent leurs produits comme des vins nature – récolte à la main, micro-cuvées, etc. -, avec la volonté de faire des crus plus marginaux et locaux. Car le Québec, c’est surtout un terroir à pommes. On voit apparaître des cidres fusion avec des marcs de raisin dans leur fermentation. L’influence de la bière est là aussi : on accepte par exemple dans le cidre des défauts qui ne seraient pas du tout tolérés dans le vin (comme la brett). « La microbrasserie a apporté une dynamique qui a aidé : les gens sont plus ouverts à déguster des cidres troubles et pas dégorgés, plus proches de la bière », note Cyril.
« Le cidre, c’est vraiment un drôle de produit, commente Matthieu Beauchemin, du Domaine du Nival. T’as le monde du vin et celui de la bière, et dans le cidre, y a les deux… » Le vigneron a terminé en fin d’année sa première production de cidre. Pourtant, quand il a acheté sa terre en 2013, il n’était question que de vin ; il arrache d’ailleurs une partie des vieux pommiers sauvages qui s’y trouvent pour planter de la vigne. « Si le marché du cidre avait été à l’époque ce qu’il est aujourd’hui, on n’aurait jamais arraché ces pommiers… Mais chaque automne, les arbres restants étaient plein de pommes et ça tombait par terre, se rappelle-t-il. On s’est dit que ça serait bien de faire quelque chose avec ça. »
Le cidre, il regardait ça aller depuis quelques années ; lui et sa conjointe en buvaient d’ailleurs plus. « On aime les cidres de pommes sauvages, avec de l’amertume et des tannins. Des cidres qui s’éloignent du jus de pomme un peu simple que malheureusement beaucoup de cidreries font encore, indique Matthieu. C’est l’arrivée du Somnambule et du Chemin des Sept qui nous ont fait dire qu’il se passait quelque chose au niveau des cidres…»
Cidres de vignoble
Les astres se sont alignés pour la production d’un cidre au Nival. Le millésime 2019 en vin ayant été plutôt petit, le trio de vignerons du Nival décide de se lancer dans la pomme. Ils échangent avec quelques cidriculteurs et, permis en poche, ils sortent 4 000 bouteilles de cidre bouché style pet’ nat’. « On a approché notre cidre de façon très vineuse, parce que c’est ce qu’on connaît. »
Enchantés par cette première expérience, les vignerons comptent remettre le couvert. Les codes du vin y sont bien présents : un cidre par année, avec une idée de millésime très forte, vendu en bouteille de 750ml. La production de cidre représente aussi une certaine assurance financière : alors que cultiver la vigne au Québec reste difficile, les pommiers sauvages sont adaptés au climat et les vignerons vont pouvoir compter sur leur production. « On le fait pas juste pour le marché, mais parce qu’on a du plaisir à boire ça », nuance Matthieu.
Si le vignoble vise avec son cidre la même clientèle que pour ses vins, le visuel de l’étiquette sera plus éclaté, plus relax ; « le cidre, c’est un produit de moins grandes occasions », explique le vigneron. Le domaine du Nival n’est pas le seul producteur de vin à être tombé dans les pommes : Le Grand Saint-Charles, Polisson, Entre Pierre et Terre ou Le Somnambule ont également des cidres dans leur boutique. « Le cidre, c’est pas compliqué à faire ; en six mois c’est fini! Le vin de paille que je fais là, c’est deux ans d’attente… », compare Christian.
Accords mets-cidres
La nouvelle loi permettant aux producteurs de vin et cidre d’avoir accès directement aux épiceries pour vendre leurs bouteilles a beaucoup aidé l’essor des cidreries : en huit ans, les ventes ont augmenté de 37%. Avec son degré d’alcool faible, le cidre séduit ceux qui veulent y aller mollo ; y compris sur le portefeuille, puisque la plupart des bouteilles se détaillent entre 15 et 20$. « Mes cidres bio, je les vends entre 15 et 17$. C’est parmi les moins chers, assure Christian. Y a des confrères qui me demandent de monter les prix, mais bon, c’est toujours que du jus de pomme fermenté… »
Derrière le succès du cidre, il y a aussi l’intérêt des restos, qui lui laissent de plus en plus de place à la carte (Le Sauvage du Somnambule trône par exemple au menu du réputé Toqué!). Le Darling a quant à lui fait le choix de mettre le cidre de l’avant ; et depuis l’ouverture du bar sur le Plateau Mont-Royal il y a trois ans, l’offre a déjà beaucoup augmenté. Le Darling propose au moins six lignes de cidres en fût, complémentées d’un choix de 10 à 15 bouteilles, autant en cidres québécois qu’importés. « Aujourd’hui, à ma connaissance, on a la plus grande sélection de cidres au Québec, indique Marcos Almaguer, qui s’occupe de la sélection des bières et cidres.
Le vocabulaire se développe aussi : si on optait avant simplement pour un cidre doux ou sec, on peut aujourd’hui choisir parmi des profils aromatiques variés et complexes, qui empruntent à l’oenologie et au monde de la bière. La multiplication des producteurs et le retour à la fabrication artisanale ont fait émerger des goûts différents, et l’association des Producteurs de cidre du Québec travaille présentement sur de nouveaux termes et catégories afin de mieux vendre ses produits.
Élevé au même niveau que le vin ou la bière, le cidre se taille aussi une place dans certains menus. « Dans les accords mets-alcools, ça rajoute une palette avec laquelle on peut travailler, ça offre plus de choix », confirme le directeur général du Darling. Selon lui, le cidre permet vraiment de faire le pont entre le monde de la bière et celui du vin nature : on y retrouve du fruit, mais aussi une buvabilité plus grande grâce au faible taux d’alcool. Mais Marcos nuance : le cidre ne représente que 8% environ de leurs ventes d’alcool. « C’est très embryonnaire. Si au Québec on avait mis autant d’efforts à faire du cidre qu’on en a mis à faire du vin, on aurait dans les meilleurs cidres au monde… »
Chez les consommateurs, on retrouve beaucoup d’amateurs de vins nature. « Et de jeunes! Ils sont plus axés sur la découverte. Plus on arrive avec des cidres différents et qui ont de la personnalité, plus ça devient intéressant pour le consommateur, indique Matthieu Beauchemin. On n’est pas encore rendu à prendre un cidre comme un vin, mais on s’en rapproche : c’est de plus en plus accepté qu’un cidre peut procurer le même plaisir. » Le cidre artisanal, une tendance? « J’ai l’impression que c’est là pour tenir, pense Cyril. À mon avis c’est la fin des cidres industriels ; en tout cas j’espère. »
Où boire des cidres artisanaux :
Le Darling
Isle de garde
Pullman
vinvinvin
Sardines