Acheter son repas au resto comme un billet de show
C’est une tendance qui pourrait se répandre chez les restaurateurs : faire payer le repas à l’avance, comme une place de concert ou de théâtre. Un billet qui assure au client la réservation de sa table et permet au restaurateur de lutter contre les no-shows.
Pour aller souper au Arvi, à Québec, il faut payer en ligne lors de la réservation de sa table. 163,26$ pour deux menus 5 services, soit 70$ x 2 + frais, indique le site web. « On s’est permis de le faire parce qu’on a un menu fixe, y a pas de carte. C’était la base du concept du Arvi », explique Julien Masia, chef et copropriétaire.
Il ne s’agit pas d’un prépaiement, mais bien d’un paiement, taxes et service compris. C’est qu’un restaurant n’a légalement pas le droit de prendre de dépôt sur un service non rendu ; Arvi a donc contourné la loi en présentant le repas offert dans son établissement comme un événement, car il est légal de vendre des billets dans un cadre événementiel. Le restaurant travaille avec Libro, une plateforme de réservation en ligne, qui récupère 2$ sur chaque transaction.
Celle-ci a commencé à vendre des repas via sa billetterie pour le restaurant Les années folles, à Sorel, qui organise des soupers-spectacles avec concert les samedis soirs, puis pour des cabanes à sucre. Certains restos se sont aussi mis à demander des paiements à l’avance pour des événements ponctuels comme le 31 décembre ou la Saint-Valentin, soirées de prédilection des no-shows. Cette méthode de réservation par paiement se fait déjà beaucoup aux États-Unis et de plus en plus en Europe.
Les premiers mois après son ouverture à Québec, il y a un an, la Tanière 3 demandait un paiement lors de la réservation – le menu fixe à l’aveugle s’élevait alors à environ 200$. Le restaurant a construit son concept autour d’une « expérience », qui se vit comme un spectacle : un parcours dans les voûtes du Vieux-Québec, où le repas se décline dans plusieurs salles et ambiances, et à travers des plats inspirés de l’histoire des lieux.
« Au départ, c’était vraiment l’idée du billet de spectacle pour vivre l’expérience de la Tanière, explique Karen Therrien, la copropriétaire. Chez nous, le spectacle est dans l’assiette, dans la déco… On raconte une histoire. On voulait proposer quelque chose qui n’avait jamais été fait. Comme on est un restaurant haut de gamme, on s’est dit que les gens n’auraient pas de problème à réserver leur place pour vivre une expérience. Mais quand on a vu que les gens autour de nous trouvaient un peu hors-norme de devoir payer le repas à l’avance, on a finalement opté pour prendre juste un dépôt. »
Ce nouveau mode de fonctionnement passe très bien auprès des clients, selon la restauratrice, qui a entretemps mis en place des prix différents selon les plages horaires de réservation. Surtout, il permet de garantir la présence des clients, à l’ère de l’absentéisme au resto.
Lutter contre les no-shows
C’est notamment en réaction au problème de no-shows que Julien Masia a pensé son paiement par ticket au Arvi. Au Bistro B, où il a auparavant travaillé et rencontré son associé François Blais, il arrive très régulièrement que des clients n’honorent pas leur réservation. « C’est le nerf de la guerre. Au Arvi, il y a 30 places : si y en a 3 qui viennent, pas c’est 10% du chiffre d’affaires en moins, pour l’employeur et pour le salaire des employés, résume le chef. Notre système de paiement garantit ta place au Arvi et nous, ça nous garantit que tu vas venir. C’est gagnant pour tout le monde au final. » Depuis son ouverture, le restaurant a comptabilisé deux no-shows en un peu plus d’un an. « Il n’y a pas beaucoup de restaurateurs qui peuvent dire la même chose! »
Mais si aujourd’hui Julien ne changerait son système pour rien au monde, les débuts n’ont pas été évidents. Arvi a reçu beaucoup de réactions de clients les premiers mois, et il a fallu batailler et expliquer. « Dès que tu fais un truc un peu différent, les gens sont moins prêts. Pourtant il n’y a rien de nouveau : dans les grands restaurants dans le monde, tu payes d’avance si tu veux ta place. » Puis la nomination du Arvi comme Meilleur nouveau restaurant du Canada par enRoute, en 2019, a changé la donne.
En effet, dans l’esprit de beaucoup de clients, payer à l’avance pour manger au restaurant n’a pas encore la même connotation que de réserver son billet pour aller à l’opéra. « Il y a un raisonnement à faire, dit Karen Therrien. Si tu vas voir Madonna en concert, tu vas pourtant bien prendre des billets à l’avance, et c’est environ 500$ sur ta carte pour deux billets bien placés. Les gens ont toujours été habitués à payer d’avance leurs billets de spectacle, que ce soit pour du théâtre ou de la musique. Mais en restauration ça n’a jamais été le cas : on ébranle les méthodologies, et ça passe moins bien au Québec. »
Suivant ce parallèle entre spectacle et restaurant, certains restaurateurs vendent leur soirée comme une véritable « expérience immersive ». On pense notamment au nouvel Europea à Montréal, pour lequel son propriétaire Jérôme Ferrer a fait appel au metteur en scène René-Richard Cyr. La musique et la lumière ont été pensées avec autant d’attention que la cuisine, et le menu se divise en scènes et actes plutôt qu’en service. « C’est un immense travail de programmation, un vrai travail artistique et donc de logistique pour créer un beau ballet visuel », indiquait le chef. Un spectacle donc, qui inciterait peut-être plus le client à débourser avant d’y avoir assisté.
Loin du souper-spectacle, Arvi reste un restaurant traditionnel, si ce n’est son système de paiement. « Ce resto a pris des risques. Il a imposé un modèle et la première année a été difficile, reconnaît Jean-Sébastien Pothier, le cofondateur de Libro. Mais il a résisté, et il a bien fait, car actuellement c’est le plus beau modèle d’affaires qui existe. » Un modèle d’affaires plein d’avantages selon lui, aussi bien pour le restaurateur que le client. D’une part, savoir à l’avance le nombre exact de personnes pour une soirée permet au restaurateur de mieux calculer ses coûts.
Sur les 3 000 clients de Libro, première entreprise au Canada à proposer cette technologie, une quarantaine de restos font aujourd’hui des prépaiements pour des événements ou des menus découverte ponctuels. Les quatre derniers mois, l’entreprise a transigé deux millions de dollars de transactions sur une vingtaine de restaurants. « On a de la misère à répondre à la demande des clients! rit Jean-Sébastien. Ce que tout ça me dit, c’est que les gens sont prêts. La mentalité va changer au Québec… »