De grâce, si vous avez un peu de temps libre, allez voir Kinsey, la bio du célèbre docteur Albert Kinsey qui, dans les années 50, a effectué les premières études scientifiques sur la sexualité humaine. C'est lui qui nous a appris que les êtres humains se masturbent fréquemment, que la plupart des femmes doivent stimuler leur clitoris pour jouir, que l'homosexualité est beaucoup plus fréquente qu'on ne le croyait, etc.
Bref, un film brillant qui, en cette ère de néo-puritanisme, est extrêmement pertinent.
En effet, on a beau vivre dans une société hyper-érotisée, on ne parle presque jamais du désir. Le sexe, en 2004, est devenu un objet de consommation, une activité économique, un sujet de recherche. Il est aseptisé, «marketé», vidé de sa substance. Les prostituées sont devenues des travailleuses du sexe; Sade (autrefois infréquentable) a fait son entrée dans La Pléiade; le sadomasochisme a ses bars et ses salons; les travelos et les transsexuels organisent des défilés retransmis à la télé; les gais rêvent de mariage et de bungalow…
Le désir n'est plus dangereux, bouleversant, inquiétant. Il ne désacralise plus rien, ne bouscule aucun ordre établi, ne transgresse aucune règle. Au contraire, il est maintenant l'une des pierres d'assise du Nouvel Ordre Mondial. On baise comme on mange: sans y penser, pour assouvir un besoin, en choisissant soigneusement son produit, visitant les sex-shops comme Daniel Pinard, les petites boutiques d'alimentation fine. La débauche a foutu le camp; ne reste plus que le commerce.
Le désir, qui nous permettait autrefois d'échapper à l'emprise de la rationalité, contribue désormais à nous garder dans le rang. Métro, porno, dodo.
C'est justement contre quoi se bat Kinsey.
Malgré son sujet (la vie et la carrière d'un scientifique qui a passé une partie de sa vie à étudier les insectes), ce film ne traite pas du sexe de façon clinique, au contraire. Il redonne au désir toute sa part d'ombre et de danger. Sous ses dehors sages, ce long métrage sent le soufre. Le désir n'y est pas dépeint comme un paradis, mais comme un lieu secret, une fosse.
Une porte à ne franchir qu'à ses risques et périls.
Comme l'écrivait Camille Paglia dans Sexual Personae, son oeuvre maîtresse, très commentée mais trop peu lue: «Le sexe est le point de rencontre entre la nature et la culture, une intersection où la moralité et les bonnes intentions cèdent le pas aux instincts les plus primitifs. L'érotisme est le royaume des fantômes. Le sexe est démoniaque. Le jour, nous sommes des créatures sociales, mais la nuit, nous pénétrons dans un monde de rêve où la nature règne, où il n'existe d'autre loi que le sexe, la cruauté et la métamorphose. La quête de la liberté à travers le sexe est vouée à l'échec, car dans le monde du sexe, l'impulsion domine. Le sexe ne peut être compris, car la nature est incompréhensible.»
Tout ça n'est qu'illusion, nous rappelle Kinsey. Il n'y a rien de sécuritaire, dans la vie. Au contraire: tout est dangereux. On a beau se vautrer dans la culture, la nature nous guette, griffes sorties.
Le désordre nous attend.
Une oeuvre brillante, qu'il faut voir, toute affaire cessante.