"C'est le début d'un temps nouveau
La Terre est à l'année zéro
La moitié des gens n'ont pas trente ans
Les femmes font l'amour librement
Les hommes ne travaillent presque plus
Le bonheur est la seule vertu
C'est le début d'un temps nouveau
Nous voilà devenus des oiseaux
Dans les cumulus du temps beau
Ceux du ciel et ceux du cerveau
Les couleurs se mêlent sur la peau
C'est le début d'un temps nouveau…"
Voilà ce que fredonnaient les Québécois en 1970. Un superbe texte de Stéphane Venne, optimiste, naïf, flottant sur le petit nuage rose d'Expo 67. Il y a trente-cinq ans, l'avenir était rempli de promesses, et l'an 2000 ouvrait ni plus ni moins que la porte du paradis.
Aujourd'hui, changement de décor. Le ciel s'est couvert, les lendemains grincent et ne chantent plus. Floué par les grands systèmes qui ont déraillé, l'homme trouve refuge dans son lit. Comme le dit Daniel Bélanger:
"Sentir ta main sur ma joue
Ne pas la perdre comme on perd tout
Les temps sont fous
Aide-moi
Pour que demain s'empare de nous
Souffle, souffle dans mon cou
Les temps sont fous
Aide-moi."
Portes fermées, fenêtres closes, sous-sols transformés en temples du divertissement, écriture miniature, travail sur soi, sexe tantrique: l'ère du Verseau est devenue l'ère du Berceau.
La société des loisirs coûte cher, et, pour se la payer, il faut mettre les bouchées doubles et travailler trois fois plus qu'avant. La politique? Bof, tous les mêmes. À quoi bon…
"Everybody knows that the dice are loaded
Everybody rolls with their fingers crossed
Everybody knows the war is over
Everybody knows the good guys lost
Everybody knows the fight was fixed
The poor stay poor, the rich get rich
That's how it goes
Everybody knows." (Leonard Cohen)
À la fin du vingtième siècle, le citoyen est disparu pour céder la place au consommateur. Consommateur de soins de santé, payeur de taxes qui en veut pour son argent, client lésé qui appelle J. E. ou La Facture pour se plaindre. Politique du je, me, moi. On ne veut plus changer le monde: juste être remboursé.
L'électeur contemporain a troqué son pouvoir de décision contre un pouvoir d'achat. Le seul isoloir qu'il fréquente régulièrement est la cabine d'essayage de chez Gap. Jeans 201, 301, 401, 501, DVD, VHS, Beta, laser: le consommateur roi n'a jamais eu autant de choix. Ironiquement, les gens ne se sont jamais autant ressemblés.
"Tout le monde a des idées empruntées à la télé
Tout le monde a ses coutumes, chacun a son costume
Tout le monde est imposteur, chacun est son propre héros
Tout le monde a un poster de Marilyn Monroe." (Luc De LaRochellière)
Mais on ne peut pas toujours se cloîtrer. On a beau se terrer au coeur de la plus profonde forêt, le monde finit toujours par nous retrouver. C'est ce qui arrive en ce moment. Après des années d'auto-analyse, l'homme a décidé d'aller voir ailleurs.
"Quelqu'un m'a dit que tout autour
De mon nombril se trouve la vie
La vie des autres, la vie surtout
De ceux qui meurent faute de nous
Et moi j'étais sur moi alors
J'écoutais couler dans mes veines
Mes vaisseaux et mes anticorps
Depuis des mois, des années même
J'ai des yeux qui refusent de voir
Des mains qui frôlent sans toucher
Sortez-moi de moi." (Daniel Bélanger)
Ce qu'il a vu en ouvrant la porte? Des images de fin de siècle. Forêts rasées, urgences engorgées, corps dansant sous les lasers, vedettes se déshabillant à la télé, jeunes dormant sous les réverbères, magnats de la finance rigolant bras dessus bras dessous. Bref, la vie.
Dans le film The Crying Game, un terroriste irlandais tombait éperdument amoureux d'un travelo. Idéologue pur et dur qui avait passé sa vie à combattre le pouvoir, ce militant de l'IRA se retrouvait projeté au milieu d'un champ de bataille plus flou que tous ceux qu'il avait connus jusqu'alors: celui de l'identité sexuelle. En un coup de foudre, il glissait de la politique au privé, à l'image de son époque.
Aujourd'hui, on prend le chemin inverse: de l'intime, on retourne au collectif. Un peu partout, des citoyens fatigués de bosser comme hommes-sandwichs pour Levis, Nike et Tommy Hillfiger se regroupent et défendent leurs droits. Le mouvement prend de l'ampleur.
"They sentenced me to twenty years of boredom
For trying to change the system from within
I'm coming now, I'm coming to reward them
First, we take Manhattan, then we take Berlin
I don't like your fashion business, mister
I don't like these drugs thant keep you thin
I don't like what happened to my sister
First, we take Manhattan, then we take Berlin." (Leonard Cohen)
Terrorisme, inégalités galopantes, individualisme, cynisme… Vous trouvez le portrait de l'année qui s'écoule déprimant?
"Allez, hop, un peu de sincérité.
Le monde est à pleurer." (Jean Leloup)