Avez-vous deux minutes? Si oui, vous êtes privilégié. Car les gens sont de plus en plus pressés.
L'homme moderne participe à une course continuelle contre la montre. Tout va vite, tout s'accélère, et on n'arrive jamais à faire ce qu'on voudrait faire. Le plus drôle, c'est qu'on passe son temps à gagner du temps. On lit en mangeant, on fait ses opérations bancaires par guichet automatique, on achète des mets préparés qu'on réchauffe dans le four à micro-ondes, on envoie ses colis par exprès, on surfe dans Internet par l'intermédiaire d'une connexion ultrarapide… Malgré ça, on est toujours à bout de souffle.
Les produits de consommation ont une durée de vie de plus en plus courte. Prenez le matériel de divertissement au foyer, par exemple. Vous achetez un magnétoscope Beta, on sort le format VHS. Vous achetez un VHS, on sort le Super-VHS. Vous achetez le Super-VHS, on sort les disques laser. Vous achetez un lecteur de disques laser, on sort le DVD. Vous achetez un lecteur de DVD, on sort le DVD enregistrable. Vous avez beau suivre la vague, vous êtes toujours deux ans en arrière. Et chaque fois qu'on sort un nouveau format, on s'arrange pour que l'ancien (que l'on disait incontournable et révolutionnaire il y a trois mois) devienne obsolète. Vous ne trouvez plus de produits compatibles, les fabricants cessent de distribuer des pièces de rechange… Résultat: la cinémathèque que vous avez patiemment montée au fil des ans est tout juste bonne pour la poubelle.
Même les actes qui devraient demander patience et attention se déroulent à la vitesse de l'éclair. En 1994, une étude de l'Université de Chicago affirmait qu'une relation sexuelle moyenne durait quatre minutes et quelques secondes. Wham, bam, thank you M'am! Les gens dépressifs préfèrent gober des pilules plutôt que de suivre une longue et fastidieuse psychanalyse, et les hôpitaux offrent maintenant des "chirurgies d'un jour". Vous entrez à 9 h, on vous ouvre le ventre à 14 h 30, et vous êtes de retour chez vous à temps pour Le Téléjournal. Au suivant!
James Gleick, journaliste américain spécialisé dans la vulgarisation scientifique, a publié un livre sur le sujet: Faster – The Acceleration of Just About Everything (Pantheon). "Nous vivons en mode "avance rapide", écrit-il. Nous sommes totalement obsédés par le temps. En 1962, Sebastian De Grazia écrivait qu'on pouvait juger de la santé mentale d'un peuple par sa capacité de ne rien faire. Or, aujourd'hui, plus personne n'est capable de regarder le temps passer. On saute sur son cellulaire dès qu'on a une seconde de libre. Et on conduit sa voiture en écoutant la radio et en parlant au téléphone…"
En 1997, la chaîne McDonald's s'engageait à rembourser tout client qui n'avait pas été servi en 55 secondes. C'est d'ailleurs afin de protester contre cette accélération de la restauration que des épicuriens italiens ont fondé Slow Food. Ce mouvement (qui a l'escargot comme emblème) est maintenant actif dans 35 pays et compte plus de 40 000 membres.
"Notre siècle est né et a grandi sous le signe de la civilisation industrielle, affirme le manifeste de Slow Food. La vitesse est devenue notre prison, et nous sommes tous atteints du même virus: la fast life, qui bouleverse nos habitudes et nous conduit à nous nourrir de fast-food. L'Homo sapiens se doit de recouvrer la sagesse et de se libérer du carcan de la vitesse s'il ne veut pas devenir une espèce en voie de disparition. Contre la folie universelle de la fast life, prenons la défense du plaisir de vivre. Contre ceux qui confondent efficacité et frénésie, nous proposons ce vaccin: jouir sûrement, lentement, pleinement et sans excès des plaisirs des sens."
On s'est longtemps demandé ce qu'André Malraux voulait dire en affirmant que "le XXIe siècle sera religieux ou ne sera pas". Peut-être espérait-il seulement que l'homme réapprenne les vertus du recueillement et de l'introspection, et qu'il goûte de nouveau au délicieux plaisir de l'ennui.