BloguesRichard Martineau

Êtes-vous malade?

De son vivant, François Mitterrand avait plusieurs points communs avec Bill Clinton: il aimait beaucoup les femmes, il avait une vie sexuelle extrêmement active, il trompait régulièrement son épouse… Mais une chose différenciait les deux hommes: le président de la République était un épicurien qui savourait les plaisirs de la vie, alors que le président des États-Unis est un malade mental.

Ce n'est pas moi qui le dit, c'est Jerome D. Levin, célèbre psychothérapeute américain qui a publié The Clinton Syndrome: The President and the Self-Destructive Nature of Sexual Addiction (Prima Publishing). Dans son essai, Levin, qui dirige une équipe de spécialistes en toxicomanie à la New School for Social Research, à Manhattan, affirme que le président devrait laisser tomber ses avocats et ses conseillers en image, et «s'inscrire à un programme de réhabilitation pour dépendants sexuels».

«En lui pardonnant ses frasques, les citoyens américains se comportent comme la conjointe d'un alcoolique: ils prolongent une relation potentiellement destructrice», a-t-il déclaré au New York Times.

Bienvenue au 21e siècle, âge d'or du verbiage paramédical. On enseigne peut-être mal les sciences à l'école, mais le vocabulaire cryptosavant n'a jamais été aussi populaire. Le discours freudien a imprégné la culture populaire, et tout le monde et son frère s'improvisent psychologue. Vous aimez la bonne chère? Vous êtes probablement un outremangeur qui s'ignore. Vous faites l'amour trois fois par semaine? Vous souffrez de dépendance sexuelle. Vous ne dites jamais non à un dessert? Vous êtes accro au sucre. On ne compte plus le nombre d'organismes luttant contre les dépendances. Il y a Nicotine anonyme, Sex Addict Anonymous, Narcotiques anonymes, Alcooliques anonymes, Dépendants affectifs anonymes, Drogués du sexe, Gamblers Anonymous, l'Association québécoise de l'anorexie mentale et de la boulimie, Marijuana Anonymous, Cocaïnomanes anonymes, Internautes anonymes… On a même fondé un groupe de soutien pour aider les gens qui sont dépendants des groupes de soutien!

Vous vous souvenez de votre gros mononcle Alphonse, qui racontait des blagues salées pendant les partys de Noël? Eh bien, cet ivrogne sympathique était probablement un dépendant sexuel alcoolique et diabétique doublé d'un joueur compulsif. Au lieu de rire de ses blagues, vous auriez dû l'obliger à affronter ses misères et l'encourager à suivre un programme de désintoxication en 12 étapes.

Après tout, c'est aussi simple que de verser une bouteille de Drano dans la cuvette de votre toilette. Comme l'affirme le conseiller en croissance personnelle Daniel Laguitton sur son site Web: «Les 12 étapes ressemblent à des étapes de débouchage de votre tuyau spirituel, obstrué par les déversements de substances toxiques que vous y avez effectués au fil des années. Au début, vous devez admettre que votre tuyau est bouché. Puis vous devez accepter l'idée qu'un spécialiste en plomberie de l'esprit puisse vous aider…» Etc. On croirait lire un guide d'entretien ménager…

Heureusement, des voix discordantes se font entendre dans ce concert absurde. Celle de Wendy Kaminer, par exemple, auteur de I'm Dysfunctional, You're Dysfunctional: The Recovery Movement and Other Self-Help Fashions (Addison-Wesley); celle de Tana Dineen, psychologue ontarienne à qui l'on doit Manufacturing Victims: What the Psychology Industry Is Doing to People (Robert Davies Multimedia Publishing); et celle de Stanton Peele, auteur de The Diseasing of America: Addiction Treatment Out of Control (Lexington Books). Ces trois psychologues croient que nous avons abusé du langage freudien et que nous voyons des dépendances là où il n'y en a pas.

«Affirmer que Bill Clinton est un dépendant sexuel et que les électeurs américains sont des codépendants montre jusqu'à quel point la culture thérapeutique a déformé la culture politique», disait Mme Kaminer au New York Times. «Ce n'est pas une relation personnelle que le peuple américain entretient avec le président, mais une relation politique.»

Malheureusement, la politique, c'est abstrait et théorique, alors que la pop-psycho transforme le plus aride des sujets en roman-savon sulfureux et tragique.