"L'imagination est un poison."
– Christophe Donner, Contre l'imagination.
Nous vivons à l'ère du repli sur soi. Cocooning, psychanalyse, régime santé, culte du corps et de l'individu. Chaque jour, au petit écran, Monsieur et Madame Tout-le-monde nous racontent leurs drames personnels: divorces, blocages sexuels, dépressions, comme si les soubresauts de leur âme valaient tous les massacres de la Bosnie et du Rwanda réunis. Chacun se penche sur son nombril et prend ses maux d'estomac pour des crises d'angoisse. Mères de famille discutant de leur vie sexuelle à la radio, commis de bureau diffusant leur petit quotidien dans Internet, ils sont leur propre héros, leur propre martyr, leur propre biographe.
On ne parcourt plus le monde à la recherche de son prochain: on fouille ses entrailles et sa mémoire en quête de soi. L'homme contemporain est obsédé par sa propre personne. Si l'homme est pareil partout, si les gens vibrent effectivement pour les mêmes choses, s'ils craquent pour les mêmes films et pleurent pour les mêmes raisons, à quoi ça sert, alors, de voyager? Plus besoin de prendre le train ou de sauter dans un avion pour m'ouvrir sur l'universel: je n'ai qu'à rentrer en moi. Plus j'approfondirai mon être, plus j'aurai de chances de rencontrer – et de comprendre – l'Autre.
Le voyage est de moins en moins horizontal, et de plus en plus vertical. Résultat: l'imagination s'en va chez le diable, et le journal intime est en train de détrôner le roman.
Il suffit de se promener dans n'importe quelle librairie pour s'en rendre compte. Combien de livres écrits au "je"! Combien de récits, de témoignages, d'autobiographies, de souvenirs et de règlements de compte! Chef de file des "nouveaux nouveaux écrivains français", Christine Angot (L'Inceste) n'en finit plus de s'autoexaminer. Toute son oeuvre est basée là-dessus: raconter ce qu'elle a vécu, ce qu'elle pense, ce qu'elle ressent. Tremper sa plume dans son sang, sa sueur, son fiel, ne jamais dépasser le seuil de sa porte ni voir plus loin que le bout de son sexe. Idem pour Nelly Arcan.
Cette littérature est à l'image de notre époque: égocentrique, voyeuse. Les auteurs n'ont même plus besoin de se creuser la tête pour savoir quoi raconter: ils n'ont qu'à se contempler dans le miroir. Ils écrivent sur leurs parents, leurs anciennes amours, leurs futures conquêtes. Ils concoctent leur dernier roman avec ce qu'ils trouvent dans leur chambre à coucher: fonds de bouteilles, vieux mégots, restes de conversation.
Ce courant a même contaminé la chanson. De quoi parlent les nouveaux chanteurs à la mode – Vincent Delerm, Bénabar, Aldebert, Jeanne Cherhal? De leur petit quotidien. Leur salon, leur chambre à coucher, leurs amours…
"Être incapable d'inventer, ce n'est pas de l'impuissance, c'est un principe", affirme Christine Angot. Beau principe…
Que le cinéma se fasse intime, on peut comprendre: après tout, faire un film coûte les yeux de la tête. Mais écrire "Cent cavaliers en colère galopaient dans les steppes de la Mongolie" ne coûte pas plus cher que de recopier sa liste d'épicerie! C'est le même crayon et le même papier.
Tom Wolfe, qui a écrit plusieurs best-sellers dont Le Bûcher des vanités et Un homme, un vrai, n'a aucune considération pour les auteurs de la trempe de Christine Angot. Pour lui, ce sont des "thumb suckers", des "suceurs de pouce".
Contrairement à ces écrivains narcissiques, qui adoptent la position foetale, Tom Wolfe déteste écouter les battements de son coeur. Ce qui l'intéresse, c'est de décrire la société dans laquelle il vit, de mettre l'homme dans son contexte, d'écrire large, de voir grand. Son idole n'est pas Duras, mais Balzac.
Comme l'affirmait E.L. Doctorow, l'auteur de Ragtime, dans un entretien diffusé par le réseau PBS: "Nous avons verrouillé la porte et baissé le store. Notre champ de vision a rétréci. Nous rapportons ce qui se passe dans notre chambre à coucher et dans notre cuisine, mais plus ce qui se passe dans la rue. Nous faisons de la littérature précieuse, miniaturiste."
Le temps est peut-être venu pour ces barricadés des lettres de sortir de leur bunker et d'aller voir ce qui se passe dehors…