BloguesRichard Martineau

Autre réflexion autour de l’affaire Mitsou

Désolé de revenir avec ça, les amis, mais cette histoire me fait penser à un texte que j'ai écrit pour le magazine L'Actualité, en mars 1999.

Le titre: LA TRAHISON DES CLERCS

Notre époque a remplacé la culture par le divertissement et la pensée par l'émotion. Même les élites ont baissé les bras.

Dans le tintamarre des grosses productions cinématographiques, les petits films modestes passent souvent inaperçus. C'est le cas, entre autres, de The Designated Mourner, une adaptation de la pièce de Wallace Shawn réalisée par le dramaturge David Hare, et sortie en salle il y a quelques semaines dans l'indifférence quasi générale.

The Designated Mourner (qui est maintenant offert en vidéo, heureusement!) est l'antisuperproduction par excellence. Pendant une heure trente, trois personnes assises à une table nous parlent – point. Pas d'effets spéciaux, d'images de synthèse ou de nénettes à poil.

L'histoire se déroule dans un pays non identifié, à l'aube du XXIe siècle. Les autorités emprisonnent les intellectuels pour une raison qui nous est inconnue. Jack, journaliste sportif marié à la fille d'un poète émérite, nous raconte comment il a «vendu» son beau-père à la police parce qu'il le trouvait suffisant, qu'il ne pouvait plus supporter sa présence, parce que la vue d'un homme qui passait ses journées à lire de vieux poètes morts il y a deux siècles lui tombait littéralement sur le coeur.

The Designated Mourner pourrait être l'histoire d'une grande trahison; c'est plutôt celle d'une petite lâcheté, un polaroïd dévastateur de la paresse intellectuelle générale à l'heure des jeux vidéo, des tabloïds et de l'information- spectacle.

Comme Salieri dans Amadeus, Jack (magnifiquement interprété par le cinéaste Mike Nichols) est un être instruit, cultivé et médiocre. Il apprécie les bons mots, le bon vin et les beaux objets. Il a déjà été un rat de bibliothèque, mais préfère maintenant feuilleter des magazines ou regarder les talk-shows de fin de soirée. Quand l'envie lui prend d'acheter un bouquin, son choix se porte généralement sur le dernier best-seller dont tout le monde parle. Il fréquentait naguère le monde des idées, mais il s'y sent aujourd'hui complètement étranger. C'est le témoin passif d'un monde qui s'achève, le pleureur désigné d'un ancien art de vivre, le Dr Kevorkian de feu l'intelligentsia. Lorsque le monde des idées poussera son dernier soupir, il jettera deux, trois pelletées de terre sur son corps encore chaud, et retournera chez lui lire la biographie de Michael Jordan ou les maximes de Bill Gates.

The Designated Mourner, c'est vous, c'est moi. C'est d'abord et avant tout le portrait d'une époque qui a remplacé la culture par le divertissement et la pensée par l'émotion. Une époque où le vent de la facilité souffle tellement fort que même les élites ont baissé les bras.

C'est la télé publique qui diffuse des quiz musicaux et des émission d'humour. Les patrons de presse qui commandent des textes de plus en plus courts. Les profs qui demandent à leurs étudiants d'analyser des chroniques d'humeur comme celle-ci plutôt que des textes littéraires. Les intellectuels qui crachent sur les intellectuels pour se rapprocher du peuple. Les réseaux d'information continue qui consacrent trois heures à la conférence de presse d'une diva en tournée, et deux minutes à la guerre civile au Rwanda. Les rédacteurs en chef qui disent: «Moi, j'aimerais bien publier ton reportage, je le trouve super-intéressant, mais notre public ne nous suivra pas…»

Ce sont tous ceux qui ont le pouvoir de relever le niveau, mais qui persistent à l'abaisser. Ceux qui pensent blanc mais qui disent noir. Qui produisent des émissions de télé qu'ils ne regarderaient jamais et publient des cahiers spéciaux qui ne les intéressent pas.

Au beau milieu du film, le héros, qui s'est réfugié dans un motel, commence à lire un recueil de poèmes. Soudainement, il entend un couple faire l'amour dans la chambre d'à côté. Au lieu de poursuivre sa lecture, il dépose son bouquin et décide d'épier les ébats sexuels de ses voisins. L'image est simple, mais efficace. Elle capte à merveille le malaise de notre fin de siècle – tellement avide de sensations fortes que même ceux qui sont censés garder le phare finissent par succomber au chant des sirènes, et à préférer Bleu Nuit à Ciné-Club.

Est-il besoin de le souligner? The Designated Mourner n'a fait aucune vague à sa sortie. Un critique influent qui travaille pour une revue sérieuse l'a même qualifié d'oeuvre pédante et narcissique. Preuve que ses auteurs avaient parfaitement raison…