On commémore ces jours-ci le 60e anniversaire de la libération des camps de concentration nazis. Je profite de l'occasion pour republier un extrait d'une entrevue que j'ai menée avec le documentariste Jean-Daniel Lafond, en septembre 2001. Lafond venait tout juste de sortir Le Temps des barbares, un film proposant une réflexion sur la force – et les limites – de l'image en temps de guerre.
____________
Question : On dit souvent que si CNN avait existé dans les années 40, Hitler n'aurait pas pu exterminer six millions de juifs…
Lafond : C'est faux. C'est un mythe total. Le mythe de: "Plus jamais ça!" Or, "ça" recommence toujours. CNN et les chaînes d'information continue nous le prouvent quotidiennement: on peut même faire de la cote d'écoute avec des massacres, avec des génocides. On nous montre des images, on interviewe des politiciens, on organise des débats: on fait rouler la machine! Et que se passe-t-il? Rien.
Le siècle a commencé dans la boue et se terminera dans la boue. Moi-même, j'ai cinquante ans, je suis né en France au milieu des bombes. Mon grand-père est mort durant la Première Guerre mondiale; mon père a été fait prisonnier pendant la Deuxième; ma mère disait: "Plus jamais ça! Plus jamais ça!" Or, au moment où l'on se parle, cinquante-cinq guerres de haute intensité font rage à travers le monde. La barbarie continue…
On a beau dire, la croissance de la conscience morale ne va pas de pair avec la multiplication des images. Sur le plan sémiotique, une image vaut mille mots; mais sur le plan moral, elle ne vaut pas grand-chose. Elle n'a pas l'efficacité de mille voix qui disent: "Non!"
Question : On peut même dire que la barbarie se fait plus violente, plus insidieuse…
Lafond : Effectivement. Nous ne sommes plus dans l'ère industrielle, nous sommes dans l'ère des nouvelles technologies. Les bourreaux n'ont même plus besoin d'y mettre la main pour faire couler le sang. Ils ont inventé des armes sophistiquées qui leur permettent de faire le travail à distance: les bombes idéologiques.
Regardez ce qui s'est passé au Rwanda. Les autorités ont utilisé le pouvoir d'extermination qui se situe au coeur des mots. Ils ont créé un contexte idéologique favorable au massacre, propice au meurtre. Ils ont utilisé la radio, travaillé sur le potentiel explosif des différences ethniques, créé des conditions pour que l'horreur surgisse. Le génocide rwandais était un génocide autogéré! Les autorités n'avaient même plus besoin de diriger ou de commander les meurtres, la population s'en chargeait pour eux…
Les charniers nazis utilisaient les méthodes de l'ère industrielle, celles des abattoirs géants de Chicago. Au Rwanda, on avait recours aux sciences humaines: la psychologie de terrain, la sociologie, le contrôle des foules, la communication…
Question : Lorsqu'on regarde la télé, on a l'impression que la barbarie est l'affaire des autres, qu'elle ne nous concerne pas.
Lafond : Parce que notre notre barbarie à nous est infilmable! Comme disait Montaigne: "Il y a mille façons de tuer son prochain." La Bourse et la mondialisation tuent. Il n'y a pas que la violence qui tue, la pauvreté tue aussi, de façon moins spectaculaire mais tout aussi cruelle.
Mais comment filmer la barbarie économique? Comme le dit un militant dans le film, on ne peut pas filmer un conseil d'administration en train de virer dix mille personnes; on ne peut pas filmer des réunions de chefs d'état-major de la police ou de l'armée; on ne peut pas filmer ce qui se passe à la Bourse de Montréal. Essayez, vous, d'aller manifester à la Bourse, vous verrez: ça réagit vite! Dès qu'on met un petit caillou dans les rouages, la police débarque et cogne.
Question : Votre compagne, Michaëlle Jean, est journaliste à RDI. Lorsqu'on regarde votre film, on a l'impression que vous dites qu'elle exerce finalement un métier inutile…
(Pause) J'ai beaucoup d'estime et de respect pour les journalistes. Ils sont pris avec la machine d'un côté et le quotidien, de l'autre; et ça ne doit pas toujours être facile…
Oui, la barbarie continue de croître malgré le travail des journalistes; mais l'idée nous viendrait-elle à l'esprit de dire aux médecins qu'ils exercent un métier inutile, vu qu'il y a encore des malades? On ne peut pas généraliser, vous savez: certains médecins sauvent des vies, et d'autres ont été tortionnaires…
Cela dit, certaines choses m'agacent dans la pratique du journalisme. Je trouve que les journalistes devraient avoir une plus grande portée éditoriale, qu'ils devraient exister un peu plus, au lieu de se contenter de transporter "objectivement" l'information. Ils devraient situer la nouvelle, la mettre en contexte, s'émouvoir. Or, lorsqu'on regarde la télé, on a trop souvent l'impression que les journalistes sont complètement déconnectés de la nouvelle. Qu'un chirurgien se montre froid et distant pendant qu'il opère, je peux comprendre: il en va de la qualité et de la précision de ses gestes. Quand tu es couché sur une table d'opération, tu ne veux pas que ton chirurgien tremble d'émotion quand il t'ouvre le ventre! Mais pourquoi devrait-on adopter cette approche quand on lit le bulletin d'infos? Il me semble que la capacité de s'émouvoir et de s'indigner devrait faire partie intégrante du métier de journaliste.
Si le journaliste n'est pas capable de me transmettre un moment de trouble à moi, le spectateur, quand il me présente des images de massacre, c'est que quelque chose ne va pas; c'est que la machine a avalé l'individu. Je ne parle pas de culpabiliser le spectateur et de lui faire la morale: juste de l'émouvoir, de le faire réfléchir. Malheureusement, souvent, les lecteurs ou les lectrices de nouvelles emploient le même ton neutre, qu'ils parlent de la dernière défaite des Canadiens ou d'un génocide dans le Tiers-Monde. Comme si c'était pictures as usual.
Ça me fait penser aux capsules historiques qu'on peut entendre pendant l'émission de René Homier-Roy, le matin, à CBF. Le faux lecteur de nouvelles utilise toujours le même ton, qu'il parle de Léonard de Vinci ou de la guerre de Cent Ans. C'est très révélateur de la façon dont on nous présente l'information. Tout est à un même niveau: le sport, la météo, les indices Dow Jones et l'actualité internationale… On dirait des comédiens récitant un texte qu'ils ne comprennent pas. Ils ont une technique impeccable, ils prononcent bien, ils savent se tenir, mais leurs paroles sont vides de sens.
C'est cela qui m'impressionne: comment on évacue le sens au profit de la technicité.