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Salaire et éducation: devrait-il y avoir un lien?

Un courriel que j'ai reçu d'une Internaute, Caroline Rodgers. Je suis sûr que vous allez être très nombreux à réagir!
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"On entend beaucoup parler de salaire versus la scolarité des travailleurs depuis les grèves qui ont parsemé l'automne.

Tout ce qu'on entend dire, c'est que les syndiqués gagnent trop cher par rapport aux études qu'ils ont faites. Comme si le niveau de scolarité était le seul critère qui doive permettre d'évaluer quel salaire on doit recevoir.

Je suis chauffeur d'autobus urbain et je gagne près de 22$ l'heure. Or, ce travail ne requiert qu'un secondaire 5. C'est pourquoi lorsque nous avons fait une grève de 11 jours cet automne, on s'est fait servir cet argument ad nauséam par la population et les médias.

J'en ai vraiment marre des gens qui font un bacc en anthropologie, en philosophie ou autre et qui se croient supérieurs au reste de la population.
Une fois, alors que je lisais cinq minutes dans un terminus entre deux parcours, un étudiant a voulu savoir quel était mon livre. Il m'a dit: Je suis curieux de savoir ce que peut lire un chauffeur d'autobus!

Comme si nous étions des êtres sous-intelligents qui ne lisent que le Guide de l'auto ou des romans de Danielle Steel!
Je lui ai rétorqué qu'en fait j'étais analphabète et que je faisais juste semblant…

J'aimerais expliquer quelque chose aux gens: il n'y a pas que la scolarité qui puisse déterminer combien on gagne.
Je peux vous nommer d'autres critères en ce qui concerne le métier de chauffeur d'autobus.

1- LA RESPONSABILITÉ

Lorsque je quitte le garage le matin, j'ai entre les mains un véhicule d'une valeur de 400 000$. Je dois éviter de le lancer contre un mur de béton ou de tuer des automobilistes imprudents qui me coupent en pleine face.
Ça requiert un niveau de concentration élevé car j'évite en moyenne six accidents par jour provoqués par la stupidité des gens qui conduisent mal.

Je suis également responsable de la sécurité et de la vie des personnes qui montent à bord.
Lorsque je fais un parcours Express sur l'autoroute à l'heure de pointe avec des fonctionnaires debouts jusque dans la porte, un faux mouvement, une distraction, et ce serait foutu!
Je pourrais facilement être tenue responsable de blessures graves et même de décès.

2- LES INCONVÉNIENTS

Lorsqu'on est chauffeur d'autobus de ville, on est très bien payés mais cela à mon avis est une juste compensation pour tous les inconvénients reliés à ce travail et qui ne sont pas apparents pour l'observateur incrédule:

Les horaires coupés (8 heures de travail réparties sur 12 heures d'amplitude, ce qui implique donc 4 déplacements par jour pour aller au travail et revenir chez soi pendant la "coupure" du midi qui est d'environ 4 heures, à moins que l'on aime niaiser dans une cafétéria avec une bande de machos qui jouent aux cartes);

La vie familiale très difficile (on part le matin à six heures quand tout le monde dort encore et on ne revoit ses enfants qu'à 7 heures le soir lors du retour, s'ils sont jeunes ils vont se coucher peu après);

Le fait de travailler le soir et les fins de semaines pendant les premières années, de travailler invariablement à Noël et aux autres fêtes pendant les dix premières années.

Ça explique sans doute pourquoi le taux de divorce est de 70 % chez nous. Et ceci ne sont que les inconvénients logistiques.

Il y a aussi les inconvénients physiques: saviez-vous que l'espérance de vie d'un chauffeur d'autobus est réduite de 10 ans en raison de toutes les émanations de gaz qu'il respire dans le trafic à longueur de journée?

Parlons maintenant de nos routes: elles sont tellement pleines de trous et de bosses que la plupart des chauffeurs ont des maux de dos, et ce même avec un super banc ergonomique pneumatique.

Il y a aussi les insultes et les gens désagréables: depuis six ans, je me suis déjà fait traiter de vache, de chienne, de bitche, de salope et j'en passe.

Tout cela pour un peu de monnaie manquante ou d'une intervention auprès d'idiots qui croient qu'ils ont le droit de boire de la bière ou de fumer un joint à bord d'un véhicule public. Il ne faut donc pas s'étonner que beaucoup de chauffeurs aient l'air bête!

3- LE DEGRÉ DE DIFFICULTÉ

Moi qui suis diplômée universitaire, j'ai toujours pensé que conduire un autobus était la chose la plus facile du monde et que cette bande de paresseux se plaignaient le ventre plein.

C'était avant d'essayer! Si la conduite du véhicule en soi se maîtrise assez rapidement, l'habileté requise pour cheminer dans une ville sans cabosser les autos mal stationnées, sans écraser les piétons qui se jettent devant vous à tout instant, sans trop malmener les gens à bord en faisant des manoeuvres brusques, et ce tout en "dealant" avec les exigences de la clientèle qui requiert surveillance, renseignements, patience, diplomatie, autorité parfois, ça relève de l'acrobatie!
Et en plus, il faudrait garder le sourire!

Le taux de burnout chez les chauffeurs est faramineux. Le taux d'absentéisme est aussi des plus élevés, frisant 12%. Moi j'arrive chez nous le soir véritablement crevée et stressée. Il faut le faire pour le croire.

À ceux (car il y en a toujours) qui pourraient me dire: Si elle n'est pas contente, elle n'a qu'à changer de job! J'aimerais dire: Oui j'ai l'intention de changer, mais j'ai comme tout le monde des obligations familiales et financières et un changement de carrière, ça ne s'improvise pas du jour au lendemain. C'est plus facile à dire qu'à faire.

C'est pourquoi beaucoup de chauffeurs qui détestent leur métier s'avèrent incapables de surmonter les nombreux obstacles d'une réorientation et demeurent les prisonniers malheureux de ce que j'appelle "la cage dorée".

Ceci n'est que l'exemple d'un métier parmi tant d'autres. Mais je pourrais faire les mêmes constatations pour le métier de vidangeur qui ne demande pas la moindre étude et qui m'apparaît comme extrêmement dur, pour les avoir observés travailler souvent en étant coincée derrière leur camion avec mon autobus.

Ces gens ont toute mon admiration: c'est fou ce qu'il travaillent fort pour gagner leur argent! Et pourtant, on les méprise, on se moque d'eux, on les traite quasiment d'illettrés.

Je connais des gens qui ont une maîtrise et qui ne tiendraient pas une semaine à leur place.

J'aimerais expliquer à notre snob élite intellectuelle que tout ne s'apprend pas sur les bancs d'école ou dans les livres.

Je suis en train de faire mon deuxième bacc. à temps partiel et pourtant, je considère que mes collègues de travail et mon métier m'ont appris plus sur la vie, sur la société, sur les valeurs et sur l'être humain que je ne pourrai jamais en apprendre à l'université et ce, même si je faisais un doctorat.

Un intellectuel n'a pas plus de valeur comme personne et comme travailleur qu'un manuel. Ces gens que je côtoie tous les jours et qui n'ont qu'un "petit secondaire 5", comme on leur jette souvent au visage avec mépris, ont plus de coeur au ventre que la pseudo élite cultivée qui leur crache dessus en se drapant de leurs diplômes."