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La grande bouffe

L'autre jour, j'ai reçu des amis à la maison. De quoi avons-nous parlé, au cours de la soirée? De la situation au Moyen-Orient, de l'arrivée de Paul Martin, de la situation économique? Non: de bouffe.

Le Québec est obsédé par la nourriture. Il faut dire que nous avons traversé une véritable révolution. Un jour, on mangeait du steak bouilli, des saucisses La Belle Fermière et des légumes en conserve, et le lendemain, on traversait la ville à genoux pour aller chercher une bouteille d'huile d'olive extra vierge pressée à froid provenant d'un petit village perdu de Toscane.

Le Québec a longtemps vécu refermé sur lui-même. Mais quand il a décidé de s'ouvrir au monde et d'embrasser la modernité, il y est allé à fond la caisse. Il a transformé ses églises en condos, cessé de danser des sets carrés pour suivre des cours de salsa, et troqué ses fèves au lard pour des fajetas et du couscous.

Autant avant, le Québec mangeait pour vivre, autant maintenant, il vit pour manger.

Cette nouvelle passion pour l'art culinaire est en train de prendre des proportions inquiétantes. La bouffe est devenue notre nouvelle pornographie. On ne compte plus le nombre de livres, de magazines ou d'émissions de télé exclusivement consacrées à la bouffe. On photographie les aliments comme s'ils étaient des objets érotiques ou des pin-up de calendriers, avec force gros plans et une bonne couche de vaseline sur la lentille. «Admirez cette chair tendre, mes amis. Ça ne vous fait pas saliver?»

Les magrets de canard sont si beaux, si bien présentés que leur vue nous enlève complètement l'envie de cuisiner. On sait qu'on ne sera jamais à la hauteur. Les photographes de bouffe veulent tellement nous titiller qu'ils finissent par tuer notre désir. Comme leurs confrères qui travaillent dans les revues cochonnes!

Comme la porno, la bouffe a ses stars: Ricardo, Di Stasio, Jean-François Plante, Daniel Pinard, des épicuriens dévorés par une telle passion qu'ils seraient capables de vous faire bander pour une laitue romaine. De plus, les chefs à la mode ressemblent à des top-models. Nigella Lawson ferait pâlir d'envie Monica Bellucci, et Jamie Oliver (baptisé «The Naked Chef») semble tout droit sorti d'un clip de MTV.

Ces divas de la cuisine jouent d'ailleurs beaucoup sur leur sex appeal, suçant langoureusement des cerises sur la couverture de leur bouquin ou nous faisant des beaux yeux en croquant un céleri au petit écran.

Vous savez ce qui a parti le bal? Le kiwi. Tout est de la faute au kiwi. L'arrivée de ce petit fruit néo-zélandais sur les présentoirs des supermarchés, à la fin des années 70, a complètement bouleversé nos habitudes alimentaires. Les Québécois se sont rendus compte que s'ils pouvaient manger un fruit brun poilu qui ressemblait à un testicule de gorille, ils pouvaient manger n'importe quoi.

Le kiwi fut le Sésame qui ouvrit la porte de la caverne des plaisirs. Suivirent ensuite le lychee, la carambole et toute une série de fruits et de légumes exotiques. La banane pouvait aller se rhabiller. Elle ne régnait plus en maître dans nos assiettes.

Qui aurait dit, il y a trente ans, qu'un jour, le Québec au grand complet se chicanerait sur les bienfaits et les dangers du lait, qu'un diététiste français deviendrait un gourou et que la bouteille de Porto remplacerait le gâteau aux fruits comme cadeau de Noël traditionnel? Personne. Tout ça s'est passé à la vitesse de l'éclair.

Cela dit, je vais vous faire une confession. Parfois, je m'ennuie du temps où l'on mangeait du Paris Pâté ou du ragoût de boulettes Boyardee. Au moins, la bouffe n'occupait pas toute la place. On parlait de tout et de rien, on pensait à autre chose. Alors qu'aujourd'hui, on ne peut plus souper entre copains sans parler du nouveau décanteur à vin génial ou du nouveau gadget pour presser l'ail.

«Tu sais pourquoi on parle autant de nourriture, de diète et d'alimentation? m'a dit un jour Daniel Pinard. Parce que nous avons déserté l'Église et que c'est la seule façon de parler de la mort. La bouffe est devenue notre nouvelle religion.»

Et cette religion a des temples à tous les coins de rue. On peut même y apporter son vin!
«Mangez et buvez en tous.»