BloguesRichard Martineau

Le palais du livre

Dans La Comédie de la culture (Seuil, 1993), un essai vitriolique sur les liens qu'entretiennent l'État français et le milieu des arts depuis de Gaulle, Michel Schneider écrit:

«Les Grands Travaux culturels sont le résultat de la rencontre providentielle de technocrates en mal de culture, d'ingénieurs en mal de béton et de princes en mal de postérité.»

Le livre de Schneider, un intellectuel qui connaît son sujet de l'intérieur (il fut directeur de la musique et de la danse au ministère français de la Culture de 1988 à 1991), mériterait une place de choix dans laGrande Bibliothèque québécoise. On devrait même en graver des extraits sur les murs du hall d'entrée.

C'est que son analyse percutante de la politique culturelle sous Pompidou, Giscard d'Estaing et Mitterrand s'applique étrangement à ce qui se passe chez nous. Elle pourrait nous servir d'avertissement.

Écoutez l'auteur parler de la TGB française, par exemple:

«L'exemplaire erreur de la conception de la Très Grande Bibliothèque tient à ce qu'on ne voulut pas construire une bibliothèque, mais un monument qui accueille une bibliothèque. Un monument est un objet grandiose, par la taille et la forme, que le prince offre à son peuple, pour sa fréquentation et sa contemplation. […] Dans la comédie de la Culture, lorsque l'État se met en scène, il fait plutôt dans le décor lourd. Mais, comme dans une démocratie on ne saurait bâtir des arcs de triomphe vides de toute utilité sociale, ou des symboles érigés seulement pour la commémoration de quelque victoire, on justifia la vraie finalité: prodiguer l'État et illustrer le prince, en inventant une fonctionnalité absente ou mal conçue: servir le peuple.»

On doit bien sûr laisser le bénéfice du doute à Lise Bissonnette. Mais il ne faudrait pas non plus nous enfouir la tête dans le sable et fermer les yeux devant les pièges que recèle un projet comme la GB. Car ils sont nombreux.

D'abord, le but recherché. Qui veut-on servir ici: les citoyens ou l'État? La GB sera-t-elle un lieu convivial sachant répondre aux besoins de ses utilisateurs, ou un autre mausolée à la gloire d'une caste?

Ensuite, les moyens. Construire une TGB tandis que l'éducation traîne la patte, que des milliers d'enfants ont trop faim pour écouter leur prof et que l'analphabétisme règne, n'est-ce pas mettre la charrue devant les boeufs?

Enfin, l'avenir. Qui nous dit que ce projet ne sera pas dépassé dans 10 ans? Comme l'a déjà écrit Christian Rioux dans Le Devoir, à propos de la TGB de Paris:

«Le projet de François Mitterrand a été surpris par l'imprévisible révolution Internet. Si bien qu'on se demande aujourd'hui s'il n'aurait pas fallu plutôt investir dans la numérisation et la mise en ligne des 11 millions d'ouvrages qu'elle contient que dans ce que certains qualifient de mausolée – ce qui aurait coûté un peu moins que les deux milliards de dollars du bâtiment.»

«Le béton n'est pas un remède à l'illettrisme», écrit Michel Schneider. Tout comme les Grandes Bibliothèques ne sont pas un vaccin contre l'ignorance…