Le mois dernier, je suis devenu vieux. Ça s'est passé rapidement, sans que je m'en rende vraiment compte.
J'étais en train de souper avec ma fille de six ans lorsqu'elle s'est retournée vers moi et m'a dit, d'un air déterminé: «Papa, j'aimerais ça aller voir le spectacle de Mixmania.»
Un jour, elle regardait tranquillement Le livre de la jungle en pyjama, blottie contre sa petite sour de trois ans. Et le lendemain, elle voulait faire la queue pour aller voir des ados en t-shirt bedaine se dandiner sur une scène, un micro à la main.
«C'est cool, Mixmania, me lance-t-elle, en mangeant un ourson Lu fourré au chocolat. Moi aussi, plus tard, j'aimerais ça être une chanteuse.»
Vous souvenez-vous de l'époque où les enfants voulaient être infirmière, médecin, pompier? C'était il y a un siècle. Aujourd'hui, les bambins rêvent tous d'être des stars. Terminée, l'époque où le nec plus ultra était de servir la communauté et d'aider son prochain. Tout ce qui compte, maintenant, est de briller sous les feux de la rampe et de se faire remarquer. Même les pompiers posent à moitié nus pour des calendriers.
Nous vivons dans un monde obsédé par la célébrité, intoxiqué, dopé. Comme l'homme d'affaires blasé de Starmania (un opéra-rock au titre prophétique), tout le monde aurait aimé être un artiste. Pas pour avoir le monde à refaire, comme le chantait Claude Dubois, mais pour exister dans le regard des autres. Je passe à la télé, donc je suis.
Même plus besoin d'avoir du talent pour devenir une star. Suffit de manger des insectes ou de se foutre à poil dans un reality show. Et si jamais les producteurs de Survivor ou de Big Brother refusent votre candidature, vous pouvez toujours installer des webcams dans votre appartement et filmer vos moindres gestes. Des milliers d'Internautes visiteront votre site et vous voueront un véritable culte.
Pas étonnant que le karaoke soit si populaire depuis quelques années. Cette machine permet aux «gens ordinaires» de jouer à la vedette le temps d'une chanson. De sortir de la masse, de briser l'anonymat. De savourer, eux aussi, leurs quinze minutes de gloire.
Je vous gage vingt dollars que vous connaissez le nom d'un des membres de Mixmania, mais ignorez qui est l'inventeur de la pilule anticonceptionnelle. (Ne vous en faites pas, c'est aussi mon cas.) Pourtant, l'un de ces deux hommes a révolutionné notre vie. Et l'autre tombera complètement dans l'oubli d'ici la fin de l'année.
Je plains les profs. Ça ne doit pas être facile d'inculquer le sens de l'effort et du devoir à des élèves du secondaire, lorsque tout le monde sait qu'il suffit d'avoir une grosse poitrine ou de savoir faire dribler un ballon pour gagner mille fois plus d'argent que n'importe quel astrophysicien.
Je me souviens de la première fois que quelqu'un m'a reconnu dans la rue. Je faisais la file devant mon bar préféré, derrière un groupe de personnes qui grelottaient silencieusement depuis quinze minutes, lorsque le portier est venu me chercher pour me faire entrer. La semaine d'avant, je faisais le pied de grue comme tout le monde. Mais ce soir-là, j'avais droit au traitement V.I.P. Pourquoi? Parce que j'étais devenu une personnalité.
Le gars qui attendait juste devant moi travaillait peut-être à la création d'un vaccin contre la sclérose en plaques, qu'importe: il a attendu, dehors, les deux pieds dans la neige.
Vais-je aller voir Mixmania avec ma fille? Je ne le sais pas encore. Mais une chose est sûre: je vais essayer de lui faire comprendre que ce n'est pas parce qu'on est célèbre qu'on gagne à être connu.
(Note: ce texte est déjà paru dans le magazine Elle-Québec, au printemps 2003.)