Chaque samedi, je passe la journée avec mes filles. Je n'ai pas ouvert l'oil que déjà, elles me demandent ce qu'il y a de prévu à l'horaire.
«Qu'est-ce qu'on fait, papa?
– On va manger du pain doré au café du coin.
– Yé! Et après le pain doré?
– On va au cinéma.
– Yé! Et après le cinéma?
– On va jouer dans la ruelle avec les amis.
– Yé! Et après la ruelle?
– On va souper chez la maman de Marie.
– Yé! Et après le souper chez la maman de Marie?
– On rentre à la maison et on se couche.»
Les filles arrêtent soudainement de parler, et me regardent, l'air dépité. «Plaaaate! On ne fait jamais rien, avec toi.»
Comment ça, on ne fait rien? Je passe mes journées à me décarcasser pour les divertir! Pourtant, elles en veulent toujours plus. Plus d'amis, plus de dessins, plus de jeux. Un petit temps mort entre deux activités, et paf! elles boudent et soupirent comme si on n'avait rien fait depuis deux jours.
L'autre jour, j'ai fait part de mon problème à mon ami Marc. «Je ne sais pas si mes filles sont normales. Il faut toujours qu'elles bougent sinon elles dépriment. On dirait des écureuils sur un double espresso.
– Ne t'en fais pas, me répond-il. Mes enfants sont pareils.
– Et c'est dû à quoi? Le fluor dans l'eau, le lait, les micro-ondes?
– Non, non. C'est la génération garderie. Les enfants d'aujourd'hui ont l'habitude qu'on les prenne en charge. Il y a toujours quelqu'un pour les distraire, les occuper. Ils sont incapables d'être seuls deux minutes.»
Mon ami a parfaitement raison. Quand j'étais jeune, mes parents n'étaient pas toujours à genoux devant moi, à dessiner des canards et à faire du bricolage. Je devais m'occuper moi-même. Et j'y arrivais. Je sortais mes G.I. Joe de ma boîte de jouets, et je m'inventais un monde. Je pouvais passer la journée dans ma chambre, seul avec mes figurines.
Aujourd'hui, nous sommes tombés dans l'excès inverse. Les parents ne sont plus des parents, mais des éducateurs de garderie. Ils organisent des programmes d'enfer, passent leurs journées à genoux et s'extasient au moindre gribouillage de leur progéniture.
Et lorsque la prunelle de leurs yeux ajoute une chandelle à son gâteau, ils décorent la maison au grand complet et font venir deux clowns et trois magiciens. Tout juste si la municipalité n'est pas en liesse.
Cela dit, ce malaise ne touche pas que les enfants. Les adultes aussi sont contaminés. Ça remonte à quand, la dernière fois que vous n'avez rien fait – je veux dire, vraiment rien fait?
Nous sommes toujours sur une patte et entre deux courses. Une seconde de libre? Nous sortons notre téléphone-cellulaire et nous appelons quelqu'un, n'importe qui. Et si personne ne répond, nous consultons notre messagerie vocale, au cas où quelqu'un nous aurait appelé quand on était aux toilettes.
L'ennui a complètement été évacué de notre vie. Les gens n'ont plus une seconde à eux, tout le monde craint l'ennui comme la peste.
Pourtant, que de grandes ouvres ont pris leur source dans l'ennui! L'ennui nous permet de nous ressourcer, de faire le point, de prendre du recul. De faire le vide, quoi! Si on ne fait pas le ménage de son disque dur de temps en temps, comment peut-on emmagasiner de nouvelles informations?
«Un roi sans divertissement est un homme plein de misères», écrivait le philosophe Pascal. De nos jours, tous les hommes se conduisent comme des rois.
Ils veulent des bouffons, des banquets et des bals. Du lever du soleil au coucher du corps. Tout, pour ne pas se retrouver seul face à eux-mêmes.
La prochaine fois, c'est juré, je vais tout faire en sorte pour que mes filles s'ennuient. Je vais leur organiser une grosse journée d'ennui. À 10 h 00, je vais installer des matelas dans le sous-sol et on va aller regarder le plafond ensemble. À 10 h 30, je vais les amener faire le tour du bloc et on va marcher sans parler. À 11 h 00.