Concernant le concours de l'ONF (voir entrée précédente), voici ce que j'écrivais dans L'ACTUALITÉ le 1er août 1998.
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Chacun dans son coin
Il y a quelques semaines, je suis tombé par hasard sur deux bottins spécialisés. Le premier est Le Répertoire juif de Montréal, édité par Harriet Safran Publishing; le second, Le Répertoire d'affaires autochtone du Québec, publié par Indiana Marketing. Tous deux recensent les commerces et les entreprises appartenant à des membres de ces communautés.
Vous êtes juif et vous tenez mordicus à acheter votre dentier chez un denturologiste juif? Vous êtes amérindienne et vous voulez absolument faire coiffer vos enfants chez un coiffeur amérindien? Pas de problème! Vous n'avez qu'à faire marcher vos doigts sur les pages de ces bottins, et vous trouverez chaussure à votre pied. La denturologue Olga Lichtner, rue Prince of Whales, à Montréal; le salon de beauté Algonquin, rue Principale, à Maniwaki.
Je feuilletais ces deux bottins, et je ne pouvais m'empêcher de me poser une question: qu'arriverait-il si une maison d'édition québécoise décidait de publier un répertoire des commerces dirigés par des catholiques francophones blancs de souche? Ça serait l'émeute, probablement. Les éditorialistes dénonceraient le geste d'un océan à l'autre, et les éditeurs de la chose devraient faire leur mea-culpa en public. Pourtant…
Il n'y a pas deux formes de ghetto: il n'y en a qu'une. Autant il serait honteux de fonder une chambre de commerce hétérosexuelle, autant le fait de créer une chambre de commerce gaie et lesbienne (comme il en existe à Montréal) est discutable. J'ai beau me creuser la cervelle, je ne vois pas en quoi un marchand de bottes d'hiver gai est différent d'un marchand de bottes d'hiver hétéro. Tous les deux vendent des bottes, tous les deux veulent faire des profits et tous les deux veulent accroître leur clientèle.
Pendant des années, les minorités se battaient pour qu'on cesse de les étiqueter, de les mettre à part, de les montrer du doigt. Maintenant, elles brandissent leur caractère distinct comme un drapeau et s'enferment elles-mêmes dans des petites cases. Comprenne qui pourra.
Aujourd'hui, c'est à qui sera le plus pointu, le plus exclusif. Il y a des agences de voyages pour lesbiennes, une association de journalistes homosexuels, même une association des médecins vietnamiens. Les membres des minorités ne veulent plus s'intégrer; ils veulent se distinguer et rester «entre eux». À chacun sa tribu. À chacun son clan.
En 1994, le Centre de recherche-action sur les relations raciales – «un organisme indépendant fondé en 1983 qui a pour mandat de promouvoir l'intégration des membres des communautés ethnoculturelles» – publiait le Répertoire des artistes issus des communautés ethnoculturelles. On y recensait les noms de comédiens asiatiques, de peintres autochtones, de chanteurs d'origine haïtienne…
Quelle différence y a-t-il entre un peintre abstrait d'origine belge et un peintre abstrait d'origine chinoise? Depuis quand est-il politiquement acceptable de catégoriser les artistes selon leurs origines ethniques ou la couleur de leur peau? À quand un répertoire des peintres de petite taille ou des chanteurs obèses?
Actuellement, des membres de la communauté noire de Montréal travaillent à publier le premier Livre des notables et des professionnels de la communauté noire du Québec. «L'idée a pour but de présenter des modèles à nos jeunes et de les motiver à faire des choix d'avenir judicieux», expliquent les créateurs du projet dans le communiqué de presse annonçant l'événement. Comme toujours, l'intention est bonne. Mais le résultat?
Dans The Content of Our Character: A New Vision of Race in America, un essai éclairant paru chez Harper Perennial, Shelby Steele, professeur (de race noire, dois-je le dire?) à l'Université de San Jose, en Californie, traite justement de cette question. Son constat est clair: les ghettos ne profitent à personne.
«De plus en plus d'universités créent des départements et des programmes fondés sur la différence (études noires, études féministes, études asiatiques, etc.), écrit-il. Or, les profs de ces départements spécialisés n'enseignent rien qui ne puisse l'être dans les disciplines traditionnelles. Les représentants des minorités se plaignent d'avoir été exclus des cours traditionnels. Mais pourquoi alors visent-ils la séparation plutôt que l'inclusion? […] En transformant ainsi chaque individu en membre d'une minorité, cette politique de la différence ne diminue pas les tensions raciales, elle les accroît.»
L'idée d'encourager les jeunes à développer un sentiment de fierté envers leur communauté est noble. Mais, comme l'affirme Shelby Steele: «Quand on célèbre la différence au lieu de simplement la remarquer, on encourage les gens à mettre l'accent sur la différence.»