Texte que j'ai publié dans VOIR le 8 juillet 1993.
_______
Quel est votre éventail ethnique?
Il n'est pas facile d'être un comédien noir dans un pays majoritairement blanc. En effet, les réalisateurs, producteurs ou directeurs de casting vous proposent presque toujours des rôles de Noirs. «L'émission Machin traite de racisme, la semaine prochaine. Ils ont besoin d'un Noir… L'émission Bidule traite de l'amour interracial, lundi soir. Ils ont besoin d'un Noir… L'émission Patente traite de jazz, demain midi. Ils ont besoin d'un Noir.»
Toujours la même rengaine. On ne vous prend pas parce que vous êtes un comédien, mais parce que vous avez le profil de l'emploi et la bonne couleur de peau. Même chose pour les comédiens asiatiques. On les relègue souvent au rôle de «Chinois de service». Comme s'ils ne pouvaient rien faire d'autre que d'être chinois…
Trois fois sur quatre, lorsqu'il y a un Noir à la télévision, c'est parce qu'on parle de racisme. Si les réalisateurs font appel à un comédien noir, c'est pour une raison précise, parce qu'ils veulent faire passer un message, éduquer la populace… Ils fixent sur le mot «noir», et non sur le mot «comédien».
Pourtant, les comédiens noirs ou asiatiques peuvent jouer autre chose que des Africains, des Haïtiens ou des Coréens. Ils peuvent jouer des plombiers heureux, des millionnaires sans histoire, des cuisiniers amoureux, j'sais pas moi, n'importe quoi. Des personnages ordinaires, sans couleur ni raison sociale; des princes shakespeariens, des commis voyageurs, des travelos de la Main. Ils peuvent réciter du René-Daniel Dubois, du Dominic Champagne, du Lise Payette…
Donner un rôle de Noir à un comédien noir, ce n'est pas lutter contre le racisme, c'est respecter un quota. C'est enfermer les comédiens de couleur dans un ghetto.
C'est comme donner un rôle de gros à un gros, ou un rôle de manchot à un manchot.
Le racisme ne disparaîtra du petit écran que le jour où les réalisateurs offriront aux comédiens de couleur autre chose que des rôles "de couleur". Lorsqu'ils ne regarderont pas la pigmentation de leur peau avant de les engager.
Ce qui nous amène au catalogue du Centre de recherche-action sur les relations raciales (CRARR).
La semaine dernière, le CRARR a publié un «répertoire-photos des artistes issus des communautés ethnoculturelles et autochtones». Un véritable catalogue des comédiens, chanteurs et artistes noirs, rouges, jaunes… ou avec accent.
Vous avez besoin d'un Noir dans une de vos émissions pour respecter un quota et ainsi mieux refléter le multiculturalisme du Québec contemporain? Pas de problème: vous n'avez qu'à feuilleter le catalogue du CRARR. On en trouve des dizaines, classés par ordre alphabétique. Chaque nom d'artiste est accompagné d'une photo et d'une courte fiche technique, genre:
Dominique B.
Taille/Poids: 1,75 m, 82 kg
Origine: Haïtienne
Éventail ethnique: Cubaine, brésilienne, jamaïcaine, thaïlandaise
Langues parlées couramment: Français, anglais, créole
Accent(s) possible(s): Français (divers), espagnol, sud-américain.
On croirait feuilleter un catalogue de Distribution aux consommateurs. «Voici notre nouveau modèle. Elle peut jouer autant une Brésilienne qu'une Jamaïcaine. Parfait si vous tournez un film qui se déroule dans NDG.»
L'éventail ethnique vous donne un aperçu des nombreux "masques culturels" que peut revêtir chaque artiste répertorié dans le catalogue. Ainsi, on a des Chiliens qui peuvent jouer des Grecs, des Haïtiens qui ressemblent à des Cubains, des Mexicains qui peuvent se faire passer pour des Arabes, des Autochtones qui se déguisent en Eurasiens, et des Indiens qui sont capables de vous dépanner si jamais vous avez besoin d'un Iranien. Sans oublier l'Italien qui ressemble comme deux gouttes d'eau à un juif.
Moi qui croyais que c'était le propre de tous les comédiens de pouvoir changer de visage, et de se faire passer pour d'autres…
J'imagine un éventuel répertoire des artistes désavantagés physiquement. «Je suis manchot, mais je peux aussi jouer un paraplégique… Je suis aveugle d'un oeil, mais je peux aussi jouer le rôle d'un homme qui a perdu ses deux yeux…» Pourquoi pas un répertoire des artistes québécois francophones, à l'intention du Canada anglais? «Je suis de Saint-Henri, mais je peux dire "potto" et "photto" comme les gens de Québec…»
Ah! oui, j'oubliais de vous mentionner le titre de ce répertoire. Tenez-vous bien: Mettez-y de la couleur!
Comme dans: «J'ai besoin de trois gallons de brun foncé pour demain matin.»
Dans le répertoire, le CRARR se présente ainsi: «Organisme indépendant fondé en 1983, qui a pour mandat de promouvoir l'intégration des membres des communautés ethnoculturelles et des communautés autochtones vivant en milieu urbain.»
Je suis peut-être idéaliste, mais il me semble que le mot "intégrer" veut dire "incorporer", "faire entrer dans un ensemble", et non "mettre à part, de côté, dans un petit ghetto de couleur".
Comme le dit Shelby Steele, prof à l'Université de San Jose en Californie, et récipiendaire du National Magazine Award en 1989: «Quand on célèbre la différence au lieu de simplement la remarquer, on encourage les gens à penser en termes de différences.»
Notons que ce répertoire a reçu l'appui du ministère des Communications du Québec, de Radio-Canada, de Radio-Québec, de Téléfilm Canada, de l'ONF et de l'Institut québécois du cinéma.
Félicitations pour votre beau programme. On attend maintenant le répertoire des artistes chauves (éventail capillaire, moyennant perruques: barbus, frisés, afro).
Bonjour monsieur Martineau,
J’aimerais vous remercier pour votre article qui crie tout haut, ce que nous, les gens de minorités visibles n’osont pas dire. Je suis une jeune femme asiatique de 24 ans qui vient tout juste de terminer son parcours académique. J’ai toujours cru que tout allait me sourire après ma diplômation. La réalité m’a frappée et tout ce dont on parlait à l’école, dans les médias s’est avéré vrai. J’ai vraiment de la difficulté à me trouver un emploi, malgré le fait que j’ai un baccalauréat en administration des affaires et que j’ai même étudié à l’étranger. Nous, les minorités, on veut travailler! Mais lorsque je vois la triste réalité, je me rends compte que je ne peux pas rêver autant que les autres, j’ai trop de barrières… Je le fait qu’en même, parce que j’ai une tête de cochon! J’ai aussi étudié en musique et je désire devenir actrice. D’ailleurs je suis tombée sur votre article en faisant une recherche sur google pour les castings pour femmes asiatiques…Puisque je suis tombée sur cette page, vous pouvez vous imaginez qu’il n’y avait rien. L’article a été écrit en 1993 et encore aujourd’hui on vit de la discrimination et on dit partout que c’est difficile pour les artistes de minorités visibles. J’aimerais beaucoup entendre de nouveau votre opinion dans une de vos émissions à ce sujet. Ceci donnerait une belle plate-forme, pour nous les artistes. Les gens pourraient ainsi voir que l’on existe et que l’on sait parler (que nous ne sommes pas des cons qui sortent de la jungle!) Si vous avez besoin d’aide, n’hésitez pas à me contacter! Merci beaucoup pour votre article et votre intérêt pour ce problème social.
[email protected]