Demain, c'est la Saint-Jean. Dans une semaine, la Fête du Canada.
À sept jours d'intervalle, des gens de toutes origines et de toutes religions marcheront dans la rue pour dire leur amour du pays.
Les uns diront que leur pays, c'est le Québec. Les autres dirons que leur pays, c'est le Canada.
Et vous, votre pays, c'est quoi?
Vincent a vingt-sept ans. Il aime le cinéma, l'informatique et s'intéresse beaucoup à l'actualité. Quand on lui demande c'est quoi, son pays, il hausse les épaules.
«J'sais pas. C'est pas un endroit concret. C'est dans ma tête…»
Vincent aime pitonner sur Internet. Il discute avec des gens de partout dans le monde. Aux États-Unis, en Chine, en France, au Brésil, il a trouvé des gens qui partagent les mêmes intérêts que lui. Ensemble, ils parlent des films qu'ils aiment, des causes qui leur tiennent à coeur, des livres qu'ils chérissent.
Ses véritables compatriotes, ce sont eux. Ils se sent plus près de ces gars et de ces filles que de ses voisins.
«Ce n'est pas parce que quelqu'un est québécois que je me sens près de lui, dit-il. Je me sens beaucoup plus près d'un Chinois de gauche qui écoute R. E. M. et qui lutte pour le libre-choix en matière d'avortement, que d'un Québécois de droite ultra catho qui milite pour le retour de la prière à l'école et qui tripe sur Wilfred. Cette personne-là, je n'ai rien à lui dire. Je ne veux pas la côtoyer. Elle ne fait pas partie de mon monde. Elle a beau vivre au Québec, elle m'est plus étrangère qu'un Camerounais. Elle ne fait pas partie de mon pays mental…
«Pour moi, le pays, c'est comme la famille, explique-t-il. C'est un concept qui s'est élargi, qui s'est transformé, qui dépasse les vieilles notions de territoire et de sol. La famille d'aujourd'hui n'a plus rien à voir avec la famille des années 50. Avant, les gens fréquentaient leurs parents, leurs cousins, leurs frères, leurs soeurs. Ils ne choisissaient pas leurs amis; leurs amis leur étaient imposés. Tu fréquentais X ou Y parce qu'ils avaient le même sang que toi, point. Le seul lien qui vous unissait était le lien du sang.
«Or, avec le temps, tout cela a changé. Notre famille, maintenant, ce sont nos amis. Ils ne nous sont pas imposés: c'est nous qui les choisissons. La base de cette famille n'est plus la parenté, mais l'amitié. Cette amitié transcende tout. Ce n'est pas parce que tu as le même sang que moi que je me sens près de toi. Ce n'est pas parce que nous avons grandi dans la même maison que je me sens à l'aise en ta présence. Si ça se trouve, tu m'es même plus étranger que mon ami, qui a grandi à des milliers de kilomètres de ma ville natale. Le chemin qui me sépare de lui me semble plus court que celui qui me sépare de toi, même si toi et moi avons les mêmes ancêtres, même si tu portes le même nom de famille que moi, même si ton sang coule dans mes veines. Tu comprends?
«Eh bien, je ressens la même chose en ce qui concerne la notion de pays. Mon pays, ce n'est pas l'ensemble des gens qui sont nés et qui vivent au Québec. C'est l'ensemble des gens qui partagent les mêmes valeurs, les mêmes intérêts que moi. Mon pays traverse les frontières, il traverse l'espace. Il inclut les Canadiens-anglais progressistes, et exclut les Québécois francophones conservateurs. Il n'a ni langue, ni drapeau. Tu parles français, tu es né à Chicoutimi, mais tu as participé à un congrès anti-avortement? Alors tu n'es pas de mon pays. Tu parles grec, tu es né à Brooklyn, mais tu luttes pour la reconnaissance des couples gais? Alors tu es mon compatriote. Tu fais partie de ma patrie. Tu possède le même passeport mental que moi…
«C'est pour cela que je n'aime pas beaucoup les démonstrations de patriotisme, fut-il canadien ou québécois. «Canadien», «Québécois», pour moi, ce sont des étiquettes floues, qui ne veulent rien dire, qui ratissent trop large et englobent trop de monde. Il y a des Québécois qui me dégoûtent, comme il y a des Québécois que j'adore. Idem pour le concept galvaudé de génération: il y a des jeunes qui me rasent, comme il y a des vieux qui me stimulent. Ce n'est pas parce qu'un gars est québécois, qu'il a vingt ans et qu'il agite un drapeau bleu et blanc rue Saint-Denis que je me sens soudainement près de lui. Il peut être le pire des salauds, si ça se trouve. Il peut être misogyne, raciste, pour la fermeture des hôpitaux, contre la laïcisation des écoles…»
«Mon pays est une construction mentale, c'est moi qui le crée. Mes compatriotes habitent aux quatre coins du monde, c'est moi qui les choisis. Aucun drapeau, aucun territoire, aucun passeport ne peut me les imposer.»
Vous l'avez deviné: Vincent n'existe pas. J'ai inventé ce personnage pour le bien de ce texte. Mais il y en a de plus en plus qui, comme lui (et comme moi), se sentent à l'étroit dans les vieux carcans. Qui ne se reconnaissent plus dans les vieux schémas, qui inventent leur propre dictionnaire, avec des définitions autres, différentes, nouvelles.
Ont-ils raison, ont-ils tort? Se mettent-ils le doigt dans l'oeil, pêchent-ils par excès de naïveté? Oui, non, peut-être. Mais ils sont là, et ils sont en train de changer notre conception des mots «patrie», «pays», «nation».
Ils font à la notion de «patrie» ce que les babyboomers ont fait à la notion de «famille»: ils l'élargissent, ils la cassent. Ils la délivrent de son carcan.
Ils tuent les vieilles solidarités, pour en créer de nouvelles.
Ils remettent en question les vieilles certitudes.