BloguesRichard Martineau

Ha! Ha! Ha!

Dites-moi: avez-vous ri au cours des deux dernières heures? Non? Alors consultez les Pages jaunes et téléphonez à un psychiatre: vous souffrez probablement d'un désordre mental.

Le rire, en effet, est en train de devenir aussi essentiel à la vie des Québécois que la respiration, le hockey et la politique. Vous ouvrez la radio: un comique. Vous allumez la télé: un comique. Vous apercevez une pub dans un abribus: un comique. Pas une minute sans qu'on tente de nous faire rigoler. Le rire n'est plus un plaisir, c'est une obligation, un mot d'ordre, une devise. Je pouffe, donc je suis. Mon pays ce n'est pas un pays, c'est une joke

Le Québec compte plus d'humoristes au mètre carré que la Suède, de Suédois. Ils ont leur festival et leur école; ils ont eu leur musée grassement subventionné et, si la tendance se maintient, ils auront un jour leur village, comme Séraphin, le Père Noël et les filles de Caleb. Les blagueurs sont devenus nos héros nationaux.

Vous me direz que l'humour a toujours occupé une place importante dans notre culture; c'est vrai. Mais autrefois, le rire était une arme qu'on utilisait pour attaquer le clergé, les bourgeois, le pouvoir. On rigolait pour mieux dénoncer, pour blâmer, pour combattre. Même à l'époque de La Poune et de Ti-Zoune, l'humour servait de révélateur social. Monsieur riait de son horrible bellemère, madame se moquait de son incapable de mari, le vaudeville nous permettait d'exorciser notre misère sexuelle et amoureuse, d'échapper pour quelques heures à notre famille (et à notre société) tricotée beaucoup trop serrée. L'humour nous permettait d'ouvrir les fenêtres et de laisser sortir la vapeur…

Mais aujourd'hui, de quoi rit-on? Des cons, des ratés, des moins que rien. Ce n'est plus David contre Goliath, c'est le salarié contre l'assisté social, l'urbain contre le banlieusard, l'abonné du Reader's Digest contre l'analphabète. On ne rit plus pour protester, on rit pour se réconforter. La crânerie a cédé la place au mépris. Comme la société qui l'a vu naître, le comique made in Québec est passé de porteur d'eau à parvenu. Il regarde son voisin de haut pour mieux se sentir grand.

Dans Lettres algériennes, l'écrivain Rachid Boudjedra traite de l'omniprésence de l'humour dans son pays d'adoption:

«À force de voir le gros rire envahir la planète France, écrit-il, j'ai l'impression que l'on a perverti jusqu'au rire dont Bergson disait qu'il était une mécanique plaquée sur de l'humain. Le rire devenu une pénitence médiatique incontournable n'est plus qu'une mécanique lamentable, grimaçante, plaquée sur du vide, vidée de son essence métaphysique.»

C'est exactement ce qui est en train de nous arriver. L'humour québécois est devenu une machine, une industrie. On ne rit plus parce que c'est drôle: on rit parce qu'il faut rire, pour prouver que nous faisons partie du clan. «Il est des nôtres, il a fait une grimace comme les autres…»

On s'est tellement fait dire que le rire est le propre de l'homme qu'on a fini par associer l'esprit de sérieux à la misanthropie. Quelle est la pire insulte que l'on peut proférer à propos d'un artiste ou d'un intellectuel? «Il se prend au sérieux, il pète plus haut que le trou.» L'autodérision, ici, est la Vertu des vertus.

Jusqu'aux politiciens qui se transforment en conteurs de blagues pour nous arracher des votes. Qu'a fait Jean Doré pour redorer son blason, du temps où il était maire? Il s'est jeté dans une fontaine publique aux côtés de Julie Snyder. Et qu'a fait Pierre Bourque, son successeur? Il est monté sur la scène du Théâtre Saint-Denis lors du festival Juste pour rire, le temps de faire la bise à un travelo.

Une famille qui prie ensemble reste ensemble, disait le dicton. Aujourd'hui, on dirait: une famille qui rit ensemble reste ensemble. C'est comme si le rire était notre dernier dénominateur commun, le seul lien qui nous rattachait les uns aux autres.

L'équivalent du chapelet du dimanche soir. Chacun tire la couverture de son bord, chacun reste dans son ghetto… mais tout le monde rit en même temps.